1775-10-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Anne Madeleine Louise de La Tour Du Pin, baronne d'Argental.

Protégez bien Ferney, Madame, car il peut devenir quelque chose de bien joli.
Figurez vous qu'hier le bas de vôtre maison était illuminé, que toute vôtre ville l'était depuis le fond du jardin du château, jusqu'aux défrichements, et jusqu'au grand chemin de Meyrin, que toutes les troupes étaient sous les armes, et escortaient quarante cinq carosses au bruit du canon. Il y eut un très beau feu d'artifice; et la journée finit, comme toutes les journées, par un grand souper.

Vous me demanderez pourquoi tout ce tintamare? C'était, ne vous déplaise, pour Mr st François D'Assise. Et pourquoi tant de fracas pour ce Saint? C'est qu'il est mon patron, et que ce n'était pas ce jour là la fête de Monsieur Saint Julien, car on en aurait fait d'avantage pour lui. Saint François se met toujours aux pieds de Saint Julien. Nos ennemis continuent toujours d'assurer que nôtre affaire ne se fera point; que le conseil n'est point de l'avis de M: Turgot, et qu'on n'ira pas changer les usages du roiaume pour un petit païs aussi chétif que le nôtre. Je les laisse dire, et je m'en raporte à vous. Ils crient que M: De Trudaine a déjà voulu une fois tenter ce changement, et n'a pu y réussir, et moi je suis sûr qu'il réussira quand vous lui aurez parlé.

J'accable de Lettres nôtre protectrice. J'ai tant de plaisir à lui parler du bien qu'elle nous fait, que j'oublie même de lui demander pardon de la vivacité de mes importunités. Elle sait que je suis encor plus occupé d'elle que de ses bienfaits; elle sait que mon cœur, tout vieux qu'il est, est peut être encor plus sensible aux grâces que pénétré de reconnaissance; elle sait combien j'aimerais à lui écrire, quand même je n'aurais point de remerciements à lui faire.

Agréez, Madame, les respects de vôtre ville, et surtout les miens.

V.