24e Juin 1767 au Château de Ferney par Geneve
Monsieur,
J'ay été très touché de votre lettre.
Je dois à la sensibilité que vous me témoignés l'aveu de l'état où je me trouve. Je me suis retiré il y a environ treize ans dans le pays de Gex près de la franche compté où j'ay la plus grande partie de ma fortune. Mais mon âge, ma faible santé, les neiges dont je suis entouré huit mois de l'année dans un pays d'ailleurs très riant, et surtout les troubles de Geneve et l'interruption de tout commerce avec cette ville m'avaient fait penser à faire une acquisition dans un climat plus doux. On m'a offert vingt maisons dans le voisinage de Lyon. Tout ce que vous voulez bien m'écrire et votre façon de penser qui me charme, me détermineraient à préférer votre châtau pourvu que vous n'en sortissiez pas. Mais j'ay avec moi tant de personnes dont je ne puis me séparer que ma transmigration devient très difficile, car outre une de mes nièces à qui j'ay donné la terre que j'habite, j'ay marié une descendante du grand Corneille à un gentilhomme du voisinage. Ils logent dans le châtau avec leurs enfans. J'ay encor deux autres ménages dont je prends soin, un parent impotent qu'on ne peut transporter, un aumônier auparavant jésuite, un jeune homme que M. le maréchal de Richelieu m'a confié, un domestique trop nombreux, et enfin je suis obligé de gouverner cette terre parceque la cessation du commerce avec Geneve empêche qu'on ne trouve des fermiers.
Touttes ces raisons me forcent à demeurer où je suis quelque dur que soit le climat et dans quelque gêne que les troubles de Geneve puissent me mettre. Monsieur le duc de Choiseuil a bien voulu adoucir les désagrément de ma situation par touttes les facilités possibles. D'ailleurs ma terre, et une autre dont je jouis aux portes de Geneve, ont un privilège presqu'unique dans le Royaume, celuy de ne payer rien au Roy et d'être parfaitement libres excepté dans le ressort de la justice. Ainsi vous voyez monsieur que tout est compensé, et que je dois supporter les inconvénients en jouissant des avantages.
Je vous remercie de vos offres monsieur avec bien de la reconnaissance. Vos sentiments m'ont encor plus flatté, je vois combien vous avez cultivé votre raison. Vous avez un cœur généreux et un esprit juste. Je voudrais vous envoyer des livres qui pussent occuper votre loisir. Je commence par vous adresser un petit écrit qui a paru sur la cruelle avanture des Calas et des Sirven. Je l'envoye à monsieur Tabarau qui vous le fera tenir. Si je trouve quelque occasion de vous faire des envois plus considérables je ne la manquerai pas. Il est fort difficile de faire passer des livres de Geneve à Lyon. Il est triste que ces ressources de l'âme, et les consolations de la retraitte, soient interdites.
J'ay l'honneur d'être avec les sentiments les plus respectueux
Monsieur
Votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire gentilh. ord. de la chambre du Roy