14 juin 1767
Depuis trois ou quatre jours, ma chère enfant, je forme le projet de vous écrire tous les jours, et je ne l'ai point exécuté parce que j'ai trop de choses à vous dire sur votre lettre et sur celle de Voltaire.
Enfin me voilà seule, libre; vous êtes ma première pensée, m'occuper de vous est mon premier objet, je prends la plume; mais la tiendrai je longtemps? . . . Le dîner va sonner; mon oncle, madame de Choiseul, l'abbé, tout cela va entrer dans ma chambre, tout cela va me faire des questions à la fois . . . . Je les fais attendre, les plats se refroidissent (le désœuvrement est toujours pressé..). Allons, il faut quitter; il faut les suivre! Quand reprendrai je ma lettre? Après dîner c'est bien assez de digérer. Me voilà étendue sur un large canapé. La paresse, la douce paresse, la sainte paresse m'endort et m'enchaîne. L'abbé est pourtant encore plus paresseux que moi, car il veut tous les jours vous écrire, et il ne vous écrit pas; la paresse seule l'en empêche . . . . Prévenons la. Ecrivons toujours, et nous finirons quand nous pourrons.
J'avais grande raison d'avoir plus de curiosité de votre lettre que de celle de Voltaire. Quelle différence! . . . Il n'y a pas de comparaison. Rien de moins galant, de moins délicat que le commencement de la sienne; rien de plus choquant que son enthousiasme pour l'impératrice de Russie; rien de plus révoltant et de moins léger que sa petite plaisanterie: 'Je sais bien qu'on lui reproche quelques bagatelles au sujet de son mari; mais ce sont des affaires de famille dont je ne me mêle pas' . . . .
Quoi! Voltaire trouve qu'il y a le mot pour rire dans un assassinat! Et quel assassinat? Celui d'un souverain par sa sujette, celui d'un mari par sa femme! Cette femme conspire contre son mari et son souverain, lui ôte l'empire et la vie de la façon la plus cruelle, et usurpe le trône sur son propre fils, et Voltaire appelle cela des démêlés de famille! 'Il n'est pas mal, ajoute-t-il, qu'on ait une faute à réparer.' Comment! ces crimes atroces ne sont que des bagatelles, des fautes, de petits péchés véniels faciles à réparer! il ne lui faut qu'un mea culpa et une absolution: la voilà blanche comme neige; elle est la gloire de son empire, l'amour de ses sujets, l'admiration de l'univers, la merveille de son siècle! . . . Vous avez senti cela comme moi et vous lui avez répondu par le persiflage le plus fin et le plus délicat. Puisse-t-il en rougir! Mais quels sont donc les motifs qui justifient la princesse d'Anhalt aux yeux de Voltaire? Quels sont donc les grands exploits qui couvrent tant de crimes? Reprenons le cours de ces derniers: ce n'est encore que par eux que je puis suivre le fil de l'histoire de sa vie. Son mari, son empereur, est arrêté par elle; il perd l'empire, il perd la liberté: on nous dit qu'il voulait lui ôter la sienne. Il meurt, et par son ordre, et dans les tourments les plus affreux: on nous dit qu'il avait proscrit ses jours. Mais qui nous dit tout cela? Elle, elle seule, qui avait tant d'intérêt de nous le persuader; elle, dont la conduite envers son souverain, envers son mari, méritait les traitements les plus sévères, les châtiments les plus rigoureux. Ses propres torts appuyaient et justifiaient seuls ces imputations. Mais je veux que l'intérêt pressant de sa sûreté l'ait forcée à détrôner son maître, à enfermer son mari: avait elle besoin d'un plus grand crime? Les déserts de la Sibérie n'enlèvent ils pas aux malheureux condamnés à l'exil, tout espoir, tout moyen d'échapper à leur misère, de se venger, d'exciter des rébellions? Cependant rien ne l'arrête dans l'accomplissement d'un meurtre. Mais quelle est après sa politique? Elle nous annonce cette mort de la façon la plus maladroite, dans le manifeste le plus infâme, par lequel elle nous fait entendre que le dernier empereur n'était point son mari. Elle semble lui dénier même jusqu'à sa qualité d'empereur. En effet, elle n'en prend point le deuil, elle ne lui fait rendre aucun des devoirs dus à son rang, elle ne remplit aucune des formalités qui constatent son état à son égard. Ainsi, elle n'est donc plus ni veuve, ni mère d'empereur; elle n'est rien en Russie, elle n'est plus rien pour la Russie, elle ôte à son fils les droits de sa naissance. Ce n'est plus le fils de Pierre II, ce n'est plus l'héritier du trône, ce n'est plus le légitime souverain de l'empire: ce n'est plus qu'un étranger, ce n'est qu'un bâtard, c'est l'enfant du vice, et sa mère ne rougit point de le montrer tel aux yeux de l'Europe, et elle ne le fait pas déclarer empereur, quoique ce ne fût que par lui qu'elle pût conserver quelques droits sur l'empire, par lui qu'elle s'y pût maintenir; mais elle l'enlève à son fils, s'en empare seule en son privé nom et sans aucun titre! Voltaire, qui l'admire, a-t-il donc oublié ces beaux vers qu'il met dans la bouche de Mérope.
Voltaire pense-t-il la justifier en disant que ce fils n'était qu'un enfant et que son mari était un imbécile? Mais quels droits seront donc certains si ceux des enfants ne le sont pas et si l'on donnait la colique hémorrhoïdale à tous les sots! Grand Dieu! quelle dépopulation pour l'univers! Cette politique envers son fils est elle bien adroite? Ne l'obligera-t-elle pas un jour à un nouveau crime, ou ne lui fait elle pas craindre qu'il ne la punisse un jour de tous les autres? Mais elle ne craint pas d'en commettre de nouveaux: son cœur y est aguerri, elle ne s'en est épargné aucun. Que lui avait fait ce pauvre Ivan pour le comprendre dans ces proscriptions? Il l'aurait laissé régner tranquillement, comme il avait laissé mourir Elisabeth. Pauvre Elisabeth! C'est par elle, dit on, qu'a commencé le cours des forfaits de Catherine. Elle a été fortement soupçonnée d'avoir abrégé les jours de sa souveraine, de sa bienfaitrice Demandez à Poissonnier son histoire. Il quittait la Russie; on le croyait déjà bien loin; la cour était à la campagne: un contretemps l'arrête à Pétersbourg deux jours de plus qu'il ne comptait. Il y apprend que le premier médecin d'Elisabeth vient de mourir avec tous les symptômes les plus incontestables du poison, et la jeune cour est publiquement accusée de cet empoisonnement. Ce médecin était un habile et honnête homme, impossible à gagner, difficile à tromper; attaché à sa maîtresse, il était le premier degré pour arriver jusqu'à elle. Mais voyons donc comment Catherine a réparé tous ces forfaits. Elle a maintenu le traité que son mari avait fait avec le roi de Prusse. S'il était bon, ce n'est pas sa politique qui en a le mérite, c'est celle du ministère précédent. Elle commence son règne par ôter à ses sujets la liberté que son mari leur avait accordée. Elle la leur rend ensuite. Ils devaient donc autant à Pierre II qu'à elle, et plus encore. Elle soumet son clergé et s'empare de ses biens. Mais ce pauvre clergé lui était soumis par sa nature. Le souverain de Russie en est le patriarche-né. Il n'a, de droit, rien à opposer à ses volontés: c'est comme si les évêques de l'état ecclésiastique se révoltaient contre le pape. D'ailleurs, le clergé de Russie, composé de la plus basse et de la plus ignorante espèce de la nation, malgré ses grands biens, ne peut guère opposer à son patriarche et à son souverain ni son existence personnelle, ni ses lumières, ni ses talents. Pour Catherine, libre de préjugés ainsi que de principes, désirer les biens de son clergé et s'en emparer, était une même chose. Or, vous m'avouerez qu'il ne faut pas un grand génie pour désirer de l'argent dont on a besoin, et pour le prendre quand on le peut. Elle peut avoir bien fait; c'est possible; ce n'est pas ce que je nie; mais je ne voudrais pas que Voltaire donnât le même mérite à un acte d'arbitraire qu'à une opération d'administration. Je voudrais surtout qu'à chaque pas, il sentît la différence qu'il y a entre un état despotique comme la Russie, qui n'a point de lois, dont aucune partie ne fait corps en particulier, dont aucunes ne sont liées entre elles pour former une force générale, et les autres états de l'Europe, dont chaque partie a une existence propre, et dont toutes les parties liées entre elles par des lois particulières à chaque, générales à toutes, relatives à toutes, forment un tout qui les réunit entre elles, en unissant le souverain à l'état et l'état au souverain. La différence qu'il y a du souverain despotique au monarque, c'est que le premier peut tout en particulier par sa seule volonté, et rien en général, parce qu'il n'agit que sur des parties séparées et distinctes; l'autre peut tout en général et rien en particulier, parce qu'il agit sur un tout dont il ne peut séparer les parties, et voilà pourquoi le despote peut faire des actes, des règlements, mais jamais des lois. C'est au monarque seul qu'il appartient d'en faire. Si le despote veut devenir législateur, qu'il change donc la constitution de son état, qu'il abjure le despotisme, qu'il devienne monarque et il fera des lois. C'est peut-être ce que fera Catherine, et c'est où je l'attends. Il faut les connaître, ces lois, pour les juger et pour les louer. Je ne serais pas étonnée qu'elle en fît de bonnes. Tant d'écrits peuvent l'éclairer sur cette matière! Il y aurait toujours le mérite du choix dont on devrait lui savoir gré. Mais quelle différence de mérite entre celui qui crèe, qui n'a point d'obstacle, rien à combiner, qui peut tout parce qu'il le veut, et celui qui conserve, qui rectifie, qui répare une machine qu'il perdrait s'il en rompait un seul ressort! Le premier, pour parler vulgairement, taille en plein drap: l'autre, habile architecte, soutient, défend contre l'injure du temps, répare, consolide, embellit un vieux bâtiment auquel il est attaché et sous la ruine duquel il serait écrasé: voilà l'administration. Comment Voltaire ne sentirait il pas cette différence? Sa Catherine va faire le tour de son empire; il aime tout ce qui est grand! . . . Oui: cela est bon, si le tour de son empire ne se réduit pas seulement à être un grand voyage. Il faut attendre ce qu'elle en rapportera avant de commencer à la louer de cette entreprise. Qu'a-t-elle fait d'ailleurs pour son état? Quelques fondations d'hôpitaux d'enfants trouvés, quelques prix distribués aux académies! Elle a fait un roi, mais elle lui fait à présent la guerre; et, comme vous dites fort bien, elle prêche la tolérance avec 50000 hommes. Oh! la bonne éloquence! Voltaire n'a rien dit de si plaisant! Elle veut peut-être occuper sa nation d'un grand objet pour détourner ses yeux de dessus elle, et elle a raison, car sa nation ne verrait que ses crimes atroces et ses prostitutions infâmes. La bonne, la douce Catherine souffre que ses amants immolent à leur barbarie les rivaux de leur ambition . . . je ne puis dire de leur amour, car je ne crois pas ces galants bien délicats. Quoi qu'il en soit, elle a fait le roi de Pologne par vanité (car il n'y avait plus d'amour), quand personne ne s'y opposait, et elle le détruit aujourd'hui que personne aussi ne s'y oppose, par légèreté et pour servir la haine d'un de ses amants nouveaux contre Poniatowski. Est-ce là ce que Voltaire appelle de la conduite et de la grandeur? Est-ce au moins de la suite, de la conséquence, de la décence et des mœurs? Mais, dit Voltaire, elle protège les lettres, elle attire chez elle les sciences et les arts. Tout cela est affaire de luxe et de mode dans le siècle où nous sommes. Ce fastueux jargon est le produit de la vanité, et non des principes et des réflexions. Plus on est caillette et plus à présent on a de philosophie, de lettres, de petites connaissances, d'universalités superficielles, de petits talents, de grands ridicules! . . . On sait tout, on parle de tout, on brouille tout, on ne connaît rien, on se rengorge et on a du mérite. Mais l'impératrice de Russie a un autre objet en protégeant les lettres, elle a eu l'esprit de sentir qu'elle avait besoin de la protection des gens de lettres. Elle s'est flattée que leurs bas éloges couvriraient d'un voile impénétrable aux yeux de ses contemporains et de la postérité les forfaits dont elle a étonné l'univers et révolté l'humanité; mais elle s'est trompée, je le sens à mon cœur. Ce n'est plus le temps où de telles aventures peuvent être ensevelies dans la nuit de l'oubli. La vérité et les mœurs parlent au cœur de tous les hommes, et le coupable, quel qu'il soit, y trouve son juste châtiment.
Tel est cependant le nœud qui lie Catherine aux gens de lettres et les gens de lettres à Catherine. Flattés, cajolés, caressés par elle, ils sont vains de la protection qu'ils lui accordent, dupes des coquetteries qu'elle leur prodigue. Ces gens qui se disent, qui se croient les instituteurs des maîtres du monde, s'abaissent jusqu'à s'enorgueillir de la protection que ce monstre à son tour paraît leur accorder, parce qu'il est sur le trône. Que des écrivains obscurs, vils, bas, mercenaires, lui louent leurs plumes abjectes, je leur pardonne; mais Voltaire! Voltaire, l'honneur et la merveille de son siècle, lui dont les écrits immortaliseront notre langue, et la gloire de la nation qui a produit ce grand homme; lui dont tous les ouvrages ne respirent que la vertu, les mœurs, l'humanité! il souille sa plume de l'éloge de cette infâme! Non, j'aimerais mieux être réduite à la condition la plus vile, en supporter les travaux les plus pénibles et les plus humiliants, que de me couvrir de l'opprobre de louer une femme qui détrône son souverain, qui assassine son mari, qui usurpe l'empire de son fils, et je m'estime mille fois plus de l'horreur qu'elle m'inspire que je ne l'estime des éloges que Voltaire même lui donne. Je lui pardonnerais cependant les idées peu réfléchies qu'il jette dans une lettre qui n'est pas faite pour voir le jour; mais ce que je ne lui pardonne pas, c'est ce froid, ce bas, ce détestable panégyrique de sa Sémiramis, qu'il imprime, qu'il donne au public! . . . Il n'y a de saillant dans tout cet écrit que le ridicule qu'il y donne à un de nos grands hommes. Il ose comparer le panégyrique que l'on peut faire de Catherine avec celui qu'il a fait de Louis XV. Quoi, l'on pourrait louer cette femme comme on a loué le meilleur des rois! . . . Ce parallèle me révolte. Et pourquoi Voltaire s'étend il avec tant de complaisance et de pesanteur sur ce panégyrique qu'il a fait du roi? . . . Il a bien fait, sans doute, de le faire; il est bon, il ne pouvait mieux choisir son sujet; mais est-ce l'ouvrage qui l'a fait connaître, est-ce celui qui a établi sa réputation? . . . il semble n'avoir fait sa lettre sur les panégyriques que pour en parler. Quelle puérile vanité! . . . cela ne ressemble pas à l' anch'io son pittore! . . . du Corrège, ni à Montesquieu qui prie qu'on ne juge pas en un moment un ouvrage qui lui a coûté vingt ans de travail, et dans lequel je crois, dit il, n'avoir pas manqué de génie! Ces aveux dans ces grands hommes n'étaient que le sentiment de leur force. Voltaire avait tant de choses à citer pour nous rappeler la sienne! Mais il aime mieux faire le panégyrique de l'impératrice de Russie; il en donne le modèle et l'exemple, il invite à l'imiter, et à la honte du siècle, il ne sera que trop suivi . . . .