1763-06-28, de Jean Hellot à Voltaire [François Marie Arouet].

Vous avez fait mourir, Monsieur, comme les autres historiens, la princesse Veuve du Czarevitz, fils de Pierre le Grand.
Mais elle est encore vivante. Voicy une anecdote qui mérite d'estre vérifiée. Elle m'est certifiée par mr de St Martin, actuellement l'un des sindics de la compagnie des Indes, cy devant gouverneur par Intérim des Isles de France et de Bourbon.

Il y a au village de Vitri, près Paris, une étrangère, nommée made de Maldagne, qui se dit veuve d'Alexis Petrowitz, que Pierre 1er son père fit condamner à mort pour avoir conspiré contre lui avec le clergé de Russie. Elle se nomme Christine Charlotte Sophie de Brunswick Wolfenbuttl, fille de Louis Rodolphe de Brunswick, et née le 29 aoust 1694. Elle fut mariée à Alexis Petrowitz le 25 octobre 1711. Les Tables généalogiques d'Hubner marquent qu'elle est morte le 7 juillet 1718. Elle en avait eu deux enfans, Nathalie Alexiewna, née le 23 juillet 1714 à Pétersbourg, et un prince. Ils sont morts tous les deux. Cette Dame (ou Princesse) veuve, prétend qu'à l'instigation de Catherine, seconde femme de Pierre le Grand, ce prince, dans un accès de fureur et d'ivresse coupa lui même la tête à son fils dans la prison; qu'il fit mourir ensuite les deux enfans afin que le fils de Catherine pût régner un jour. Elle ajoute qu'elle même fut empoisonnée trois fois par les émissaires de Catherine. Pour éviter le sort qui la menaçoit, elle feignit une maladie dangereuse. Ses confidents publièrent sa mort, lui firent des obsèques simulés pendant les quels elle se sauva avec son secrétaire, sa femme de chambre, quelques bijoux et fort peu d'argent. Elle vint en France, y resta peu, et s'embarqua pour la Louisiane sur un vaisseau de la compagnie des Indes qui avait alors la Louisianne. Le sécrétaire mourut dans la traversée, et la femme de chambre [ . . .] la rivière de la Mobile. Se trouvant seule et sans connoissance à la Louisiane, elle reconnut à la Nouvelle Orléans le nommé Maldagne, François qu'elle avoit vu à Petersbourg dans les troupes du Czar. Elle prit du goût pour lui, fit abjuration et l'épousa. Lorsque la compagnie des Indes rendit la Louisiane au Roi, Maldagne et sa femme revinrent en France, avec environ 20 mille écus. Peu de temps après, ils s'embarquèrent pour l'Isle de France où le mari, d'abord sergent dans les troupes de la compagnie, fut fait capitaine et ensuite major. Elle y accoucha d'une fille que le mari fit bâtiser par mr Le Breton, Lazariste, curé de la parroisse et la déclara fille légitime de lui et de Charlotte Christine Wolfenbuttl sa femme. Cette fille a vécû jusqu'à l'âge de 12 ans. Mr de St Martin, qui étoit alors Lieutenant du Roi à l'Isle de France, a vu plusieurs fois la mère et l'enfant. La mère s'étoit liée d'amitié avec la Dame Gaucher, mère de Lolotte, à présent femme du comte d'Hérouville. Maldagne étant mort d'hydropisie à l'Isle de France en 1732, La veuve revint en France pour traiter avec les héritiers de son mari. Il fallut présenter l'acte de célébration à la Nouvelle Orléans, mr de St Martin l'a vû, mais elle avoit barré de plusieurs traits de plume le nom de Wolfenbuttl, cependt on le distinguoit encore. Avec 8000lt elle renvoya en Dombes les pauvres héritiers du mari. Elle remit ses effets à mr de St Martin pour se rendre à Bruxelles. Elle en partit pour Brunswick où elle vit le Duc son neveu. Elle passa un an et demi dans un couvent de Luthériennes. Comme elle estoit catholique assés zélée, elle s'y déplut et revint à Paris. Un jourd' été qu'elle se promenoit aux Thuileries avec mr de St Martin sa femme et sa fille, elle vit venir par le pont ouvrant le Comte de Saxe. Elle voulu tl'éviter, mais il vint droit à elle et lui dit en l'abordant: ah! princesse est ce vous ou votre ombre? Ils se retirèrent ensemble dans une contre-allée pendant un bon quart d'heure. Elle revint joindre ensuite la compagnie. Voulant se retirer et vivre inconnuë, elle alla un jour avec mr de St Martin au village de Vitri, voir une maison qui lui plaisoit à cause de son joli jardin. Le marché fut conclu en 24 heures pour 14000lt frais compris, qu'elle paya en doubles Louis. Elle y vit seule, ne voyant que mr de St Martin qui lui sert de Banquier et sa famille. Elle n'a pour tous domestiques, que son jardinier qui lui sert de laquais quand elle prend un carrosse de remise pour venir à Paris lorsque il y a quelques princes de la maison de Brunswick et une négresse qui l'a élevée à l'Isle de France et qui lui sert de cuisinière et de fille de chambre. On soupçonne que l'impératrice reine lui sert une pension, car elle ne manque pas d'argent. On sçait dans le village qu'elle est veuve d'un Czarevitz et l'on feint de l'ignorer, mais on lui rend des respects quand elle va à la messe. Elle est âgée mais grande, bien faite, l'air et le ton fort nobles. Je l'ai vu une fois chez mr de St Martin, mais sans la connoitre. Si jamais vous faites usage de ce détail je vous prie de ne nommer ni mr de St Martin ni moi.

Je suis avec respect Monsieur votre très humble et très obéissant serviteur

Hellot de l'académ. des sc. rue d'Anjou au Marais