24e Mars 1767
Voicy, ma chère nièce, l'état où nous sommes.
Toute communication avec Genêve est interrompue. Il faut tout faire venir de Lyon, et les voitures de Lyon ne peuvent passer. Plus de carosses, plus de messageries, plus de rouliers. Nous faisions venir tout ce qui nous était nécessaire par le courier, et on vient de saisir ce courier. Si j'étais plus jeune j'abandonnerais Ferney pour jamais, j'irais chercher ailleurs la tranquilité; mais le moien de déménager à soixante et quatorze ans! Sans doute vôtre fils doit manger peu et marcher beaucoup ou souffrir; il faut opter. Il s'agit icy de ne se pas condamner soi même à une vie courte et malheureuse.
Je vous remercie bien tendrement de vôtre assistance aux répétitions des Scythes avec vôtre brave Persan grand Ecuier de Babilone. Je voudrais bien qu'on ne gâtât pas, qu'on ne mutilât pas indignement ces Scythes, comme on a défiguré toutes les pièces dont j'ai gratifié les comédiens. J'ai été mal paié par eux de mes bienfaits.
Venez vers le quinze de May, ma chère enfant, nous ne serons libres et arrangés que dans ce tems là, nous sommes tout bouleversés.
Tronchin hazarde trop en pronostics de maladies, en affaires et en propos. Vôtre sœur a été très malade, on l'a saignée deux fois, quoi que Tronchin lui ait ordonné de ne se faire jamais saigner, elle était en très grand danger si elle n'avait pas pris cette précaution. Pour moi je suporte tout le fardeau de la vieillesse. Il n'y a plus de soupers ni pour elle ni pour moi. Nous mangeons un pigeon à nous deux à diner; Les Dupuits, les Racle, Les Laharpe, trois ménages dinent ensemble avec les enfans. Comment ferez vous? Nous avons fermé nôtre porte heureusement aux Anglais, aux Allemands, aux genevois. Il faut finir ses jours dans la retraitte; la cohue m'est insuportable. Vous accomoderez vous de nôtre couvent? ne comptez pas sur la bonne chère, elle est devenue impossible.