1767-03-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Votre lettre du 2 mars, Monseigneur, m'étonne et m'afflige infiniment.
Mon attachement pour vous, mon respect pour votre maison, et toutes les bienséances réunies ne me permirent pas de vous envoyer une pièce de théâtre le jour que j'aprenais la mort de madame La Duchesse de Fronsac. Je vous l'écrivis, et vous demandai vos ordres. Voicy la pièce que je vous envoye; il se sera passé un temps assés considérable pour que votre affliction vous laisse la liberté de gratifier votre trouppe de cette nouvauté et que vous puissiés même l'honorer de vôtre présence.

M. de Thibouville va faire jouer à Paris les Scythes; c'est une obligation que je lui ai, car c'est une peine très grande et souvent désagréable que de conduire des acteurs.

J'ai chés moi actuellement mr de la Harpe et sa femme. Vous n'ignorés pas que mr de la Harpe est un homme de très grand mérite, qui vient de remporter deux prix à notre académie par deux ouvrages excellens. Il récite les vers comme il les fait. C'est le meilleur acteur qu'il y ait aujourd'huy en France. Il est un peu petit, mais sa femme est grande. Elle joue comme mlle Clairon, à cela près qu'elle est beaucoup plus attendrissante. Je souhaite que la pièce soit jouée à Paris et à Bordeaux comme elle l'est à Ferney.

La petite Durancy est mon élève. Elle vint il y a dix ans à Geneve, c'était un enfant. Je lui promis de lui donner un rôle si jamais elle entrait à Paris à la comédie, elle me fit même par plaisanterie signer cet engagement; il est devenu sérieux et il a fallu le remplir. Je lui ai donné le rôle d'Obéide. Je ne connais point Mlle Dubois, je ne savais pas même quelle sorte d'emploi elle avait à la comédie. Vous sçavez qu'il y a près de vingt ans que les Frerons me chassèrent de Paris où je ne retournerai jamais. Vous savés aussi que les pièces de théâtre font mon amusement. J'en fais présent aux comédiens et je ne dois attendre d'eux que des remerciemens et non des tracasseries. C'était même pour arrêter toutes les quereles de ce tripot que j'avais fait imprimer la pièce que je ne comptais pas livrer au théâtre ainsi que je le dis dans la préface. Enfin la voicy avec tous les changemens que j'ai faits depuis, et avec les directions en marge pour l'intelligence de la pièce, et pour gouverner le jeu des acteurs. Je ne sçai si vous serez en état de vous en amuser, mais vous le serés toujours de la protéger. Ces petites fêtes font l'agrément de ma vieillesse. Je vous envoie la pièce dans un autre paquet, et j'anonce sur l'envelope le titre du livre afin qu'il puisse servir de passeport.

Je me doutais bien que Gallien qui dans ma tragédie joue le rôle du jeune Scythe ne jourait pas dans votre réponse celui d'un futur inspecteur des toiles. Mais vous êtes assez puissant pour lui procurer autre chose. L'histoire et la bibliographie sont son fait, mais on risque avec cela de mourir de faim si on n'a pas quelque chose d'ailleurs. Il attend tout de vos bontés. Il travaille toujours beaucoup, et il a déjà plusieurs portefeuilles remplis de bons matériaux sur le Dauphiné, où il voudrait bien aller faire un tour pour voir ses parents près Grenoble, qui n'est pas loin d'ici.

Comme il se connait en livres rares il en a acheté un petit nombre de ce genre et que vous n'avés pas. Il veut vous les offrir, mais comme ce sont de ces livres sur les quels on n'entend pas raillerie en France je ne suis point d'avis qu'il vous les envoye. Il y aurait du danger et les conséquences en pouraient être fâcheuses. Il vaut mieux qu'il les garde jusqu'à ce que vous m'aiés fait connaitre vos ordres sur ces deux derniers articles.

Agrées, monsieur, les sentimens inaltérables du respect et de l'attachement que je conserverai pour vous jusqu'au dernier moment de ma vie.

V.