30 7bre 1767
Je ne comprends, mon cher ange, ni votre lettre ni vous.
J'ai suivi de point en point la distribution que le Kain m'avait indiquée, comme par exemple de donner Alzire à mlle Durancy, et Zaire à mlle Dubois &ca.
Comme je ne connais les talents ni de l'une ni de l'autre je m'en suis tenu uniquement à la décision de Le Kain que j'ai confirmée deux fois.
Mlle Dubois m'a écrit en dernier lieu une lettre lamentable à laquelle j'ai répondu par une lettre polie. Je lui ai marqué que j'avais partagé les rôles de mes médiocres ouvrages entre elle et mlle Durancy; que si elles n'étaient pas contentes, il ne tiendrait qu'à elles de s'arranger ensemble comme elles voudraient. Voilà le précis de ma lettre; vous ne l'avez pas vue sans doute. Si vous l'aviez vue vous ne me feriez pas les reproches que vous me faites.
Mr de Richelieu m'en fait de son côté de beaucoup plus vifs s'il est possible. Il est de fort mauvaise humeur. Voilà, entre nous, la seule récompense d'avoir soutenu le théâtre pendant près de cinquante années, et d'avoir fait des largesses de mes ouvrages depuis environ quinze ans.
Je ne me plains pas qu'on m'ôte une pension que j'avais, dans le temps qu'on en donne une à Arlequin. Je ne me plains pas du peu d'égard que mr de Richelieu me témoigne sur des choses plus essentielles. Je ne me plains pas d'avoir sur les bras un régiment, sans qu'on me sache le moindre gré de ce que j'ai fait pour lui. Je ne me plains que de vous, mon cher ange, parce que plus on aime, plus on est blessé.
Il est plaisant que presque dans le même temps je reçoive des plaintes de mr de Richelieu et de vous. Il y a sûrement une étoile sur ceux qui cultivent les lettres, et cette étoile n'est pas bénigne. Les tracasseries viennent me chercher dans mes déserts. Que serait ce si j'étais à Paris? Heureusement notre théâtre de Ferney n'éprouve point de ces orages. Plus les talents de nos acteurs sont admirables, plus l'union règne parmi eux. La discorde et l'envie sont faites pour la médiocrité. Je dois me renfermer dans les plaisirs purs et tranquilles que mes maladies cruelles me laissent encore goûter quelquefois. Je me flatte que celui qui a le plus contribué à ces consolations ne les mêlera pas d'amertume et qu'une tracasserie entre deux comédiennes ne troublera pas le repos d'un homme de votre considération et de votre âge, et n'empoisonnera pas les derniers jours qui me restent à vivre.
Vous ne m'avez point parlé de made de Grosley, vous croyez qu'il n'y a que les spectacles qui me touchent. Vous ne savez pas qu'ils sont mon plus léger souci, qu'ils ne servent qu'à remplir le vide de mes moments inutiles, et que je préfère infiniment votre amitié à la vaine et ridicule gloire des belles lettres qui périssent dans ce malheureux siècle.
V.