1767-01-11, de François Joachim de Pierres, cardinal de Bernis à Voltaire [François Marie Arouet].

Vos Scythes, mon cher confrère, n'ont rien de La viellesse; si Je Leur trouvois un défaut, ce seroit plustôt d'être trop jeunes.
Cela veut dire qu'un sujet conçu par l'homme de génie, a esté rempli avec trop peu de soin. Le contraste des mœurs persannes et scythes n'est pas assés frappant, il n'est donc pas digne de vous. Fouillés vous, mon cher confrère, vous trouverés à foison de ces vers brillants et heureux qui s'impriment dans la mémoire et qui caractérisent vos ouvrages de poëzie, ornés en un peu vos Persans et vos Scythes. Vos deux veillards (l'un nourri à la cour et dans les armes, l'autre chef de peuples) peuvent dire des choses plus remarquables. Il faudroit bien establir dès Les premiers acts que la femme scythe doit tuër de sa main Le meurtrier de son mari. Cela augmenteroit la vraissemblance et doubleroit le trouble du spectateur. Obeide renferme trop sa passion; on ne voit pas assés les efforts qu'elle a faits pour L'étouffer et pour la sacrifier au devoir et à l'honneur. L'outrage qu'elle a reçu n'est pas assés démêlé. Athamare a t'il voulu L'enlever, ou Lui faire violence? Le spectacle françois ne souffriroit pas cette dernière idée; elle révolteroit la décence des mœurs générales et réveilleroit Le goust des mauvaises plaisanteries si naturel à un François. Obeide ne se déffend pas assés de L'horrible fonction de poignarder son amant; elle souscrit trop tôt à une Loy des Scythes qui n'est fondée ni dans La pièce, ni dans L'histoire. On est surpris qu'Athamare conserve La vie par La seule raison qu'Obeide a préféré de se tuër elle même; car, convenés en, ce n'est que par une subtilité qu'il se trouve compris dans Le traité passé entre les Scythes et les Persans. Le coupable respire et l'innocence meurt. L'âme du spectateur n'est guères satisfaite quand les malheurs ne s'accordent pas avec La justice. Voilà mes remarques, ou plustôt mes doutes. J'aime votre gloire, c'est ce qui me rend peut-être trop difficile. Je ne vous parle pas de quelques expressions foibles, ou impropres, vous corrigerés tout cela à votre toilette, ou en vous promenant dans votre cabinet. Dieu vous a donné Le talent de produire et L'heureuse facilité de corriger; il vous en a donné un bien plus utile, celui de corriger Les ridicules de votre siècle, et de Les corriger en riant et en faisant rire ceux qui en conervé Le goût de la bonne compagnie. Les écrivains se moquent quelques fois de cette bonne compagnie avant d'y être admis, mais il est bien rare qu'ils en saisissent Le ton; or ce ton n'est autre chose que L'art de ne blesser aucune bienséance. Moqués vous donc tant que vous voudrés de L'insolence, de La vanité, de La hardiesse, si communes aujourduy et si déplacées. Vos récréations en ce genre contribuent à La bonne santé et corrigent L'impertinence de nos mœurs. Il est plaisant que L'orgueil s'élève à mesure que Le siècle baisse. Aujourduy presque tous Les écrivains veulent être Législateurs, fondateurs d'empires, et tous les gentilshommes veulent descendre des souverains. On passoit autrefois Les chimères aux grandes maisons, elles seules en avoient Le privilège exclusif, aujourduy tout le monde s'en mesle. Riés de tout cela, et faites nous rire. Mais il est digne du plus beau génie de La France de terminer sa carrière Littéraire par un ouvrage qui fasse aimer La vertu, L'ordre, La subordination, sans laquelle toute société est en trouble. Rassemblés ces traits de vertu, d'humanité, d'amour du bien général épars dans vos ouvrages composés en un tout qui fasse aimer votre âme autant qu'on adore votre esprit. Voilà mes vœux de cette année; ils ne sont pas au-dessus de vos forces et vous trouverés dans votre cœur, dans votre génie, dans votre mémoire si bien ornée, tout ce qui peut rendre cet ouvrage un chef-d'œuvre. Ce n'est pas une pédanterie que je vous demande, ni une capucinade, c'est l'ouvrage d'une âme honête et d'un esprit juste.

Le papier me manque, mon cher Confrère, vivés heurex et Longtemps, aimés moy, vous le devés à mon tendre attachement pour vous et à mon admiration pour vos ouvrages. J'ay ménagé vos yeux en n'écrivant pas de ma main.