1767-01-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

Vous devez être actuellement bien instruit, mon cher et vertueux ami, du malheur qui m'est arrivé.
C'est une bombe qui m'est tombée sur la tête; mais elle n'écrasera ni mon innocence ni ma constance: je ne peux vous rien dire de nouveau là-dessus, parce que je n'ai encore aucune nouvelle.

J'ai éclairci tout avec le prince Galitzin: il n'y avait point de lettres de lui, tout est parfaitement en règle; et dans quelque endroit que je sois, les Sirven auront de quoi faire leur voyage à Paris et de quoi suivre leur procès. Vous pourrez en attendant envoyer copie du factum à made Denis si m. de Beaumont ne le fait pas imprimer à Paris, mais sans doute m. de Beaumont le fera imprimer. C'est perdre ce procès là que de ne pas donner au moins communication du factum aux personnes qui peuvent nous protéger.

Voilà pour les affaires de discussion; venons maintenant à celles de littérature.

Vous aurez les Scythes incessamment à condition qu'ils ne seront point joués; et la raison en est que la pièce est injouable avec les acteurs que nous avons.

On m'a envoyé de Paris une pièce très singulière intitulée le Triumvirat, mais ce qui m'a paru le plus mériter votre attention dans cet ouvrage et celle de tous les gens qui pensent c'est une histoire des proscriptions. Elles commencent par celle des Hebreux, et finissent par celles des Cevennes. Ce morceau m'a paru très curieux. Cette histoire finit par ces mots:

Il est vrai qu'il n'est plus de nos jours de persécutions générales; mais on voit quelquefois de cruelles atrocités. La société, la politesse, la raison inspirent des mœurs douces; cependant quelques hommes ont cru que la barbarie était un de leurs devoirs. On les a vu abuser de leur état jusqu'à se jouer de la vie de leurs semblables, en colorant leur inhumanité du nom de justice; ils ont été sanguinaires sans nécessité: ce qui n'est pas même le caractère des animaux carnassiers. Toute dureté qui n'est pas nécessaire, est un outrage au genre humain. Puissent ces réflexions satisfaire les âmes sensibles et adoucir les autres'.

Il me semble que la tragédie n'est faite que pour amener ce petit morceau. La pièce d'ailleurs n'est point convenable à notre théâtre, attendu qu'il y a trop peu d'amour.

Adieu, mon cher ami. Vous devinez assez le triste état dans lequel nous sommes madame Denis et moi. Nous attendons de vos nouvelles; écrivez à made Denis au lieu d'écrire à m. Souchay, et songez, quoi qu'il arrive, à écraser l'infâme.