1766-10-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

Mon cher ami, j'ai lu le factum de m. Hume.
Cela n'est écrit ni du style de Ciceron ni de celui d'Adisson. Il prouve que Jean Jaques est un maître fou et un ingrat pétri d'un sot orgueil; mais je ne crois pas que ces vérités méritent d'être publiées. Il faut que les choses soient ou bien plaisantes ou bien intéressantes, pour que la presse s'en mêle. Je vous répéterai toujours qu'il est bien triste pour la raison que Rousseau soit fou; mais enfin, Abadie l'a été aussi. Il faut que chaque parti ait son fou, comme autrefois chaque parti avait son chansonnier.

Je pense que la publicité de cette querelle ne servirait qu'à faire tort à la philosophie. J'aurais donné une partie de mon bien pour que Rousseau eût été un homme sage; mais cela n'est pas dans sa nature. Il n'y a pas moyen de faire un aigle d'un papillon. C'est assez, ce me semble, que tous les gens de lettres lui rendent justice et d'ailleurs sa plus grande punition est d'être oublié.

Ne pourriez vous pas, mon cher frère, écrire un petit mot à m. de Beaumont, à Launai chez m. de Cideville où je le crois encore, et réchauffer son zèle pour les Sirven? S'il n'avait entrepris que cette affaire il serait comblé de gloire, et toute l'Europe le bénirait. J'ai annoncé son factum à tous les princes d'Allemagne comme un chef d'œuvre, il y a près d'un an. Le factum n'a point paru; on commence à croire que je me suis avancé mal à propos, et l'on doute de la rélité des faits que j'ai allégués. Est il possible qu'il soit si difficile de faire du bien? Aidez moi, mon cher ami, et cela deviendra facile.

M. Boursier attend le mémoire de m. Tonpla qui probablement arrivera par le coche. Le protecteur est toujours bien disposé. Il m'écrit souvent pour l'établissement projeté, mais je vois bien que m. Boursier manquera d'ouvriers. Il est vieux et infirme comme moi; il aurait besoin de quelqu'un qui se mît à la tête de cette affaire. Il y a un château tout prêt avec liberté et protection. Est il possible qu'on ne trouve personne pour jouir d'une pareille offre? Je vois que la plupart des affaires de ce monde ressemblent au conseil des rats. J'ai deux personnes à encourager, Boursier et Sirven; l'un et l'autre se désespèrent.

J'ai beaucoup d'obligation à m. Marin pour une affaire moins considérable. On a imprimé un recueil de mes lettres, en deux volumes, à Avignon sous le nom de Lauzanne. On dit que ces lettres sont aussi altérées et aussi indignement falsifiées que celles qui ont été imprimées à Amsterdam. M. Marin a donné ses soins pour que cette rapsodie n'entrât point dans Paris. Il en échappera pourtant toujours quelques exemplaires. Que voulez vous? C'est un tribut qu'il faut que je paye à une malheureuse célébrité, qu'il serait bien doux de changer contre une obscurité tranquille. Si je pouvais me faire un sort selon mon désir, je voudrais me cacher avec vous et quelques uns de vos amis, dans un coin de ce monde. C'est là mon roman, et mon malheur est que ce roman ne soit pas une histoire. Il y a une vérité qui me console, c'est que je vous aime tendrement et que vous m'aimez. Avec cela on n'est pas si à plaindre.

Voici un billet pour frère Protagoras que je recommande à vos bontés.