1766-09-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

Je me hâte, mon cher ami, de répondre à votre lettre du onze.
Je commence par ce recueil abominable, imprimé à Amsterdam sous le titre de Geneve. Les trois lettres qu'on attribue en note d'une manière indécise à m. de Montesquieu ou à moi sont ajoutées à l'ouvrage et sont d'un autre caractère. La lettre à m. Deodati sur son livre de l'Excellence de la langue italienne, est falsifiée bien odieusement; car au lieu des justes éloges que je donnais au courage ferme et tranquille d'un prince à qui tout le monde rend cette justice, on y fait une satire très amère de sa personne et de sa conduite. C'est ainsi qu'on a empoisonné presque toutes les lettres qu'on a pu rassembler de moi. Celle que je vous écrivis sur les Sirven est falsifiée et pleine d'interpolations. Je suis dans la nécessité de me justifier dans les journaux. Un simple désaveu ne suffit pas. L'infâme éditeur est déjà allé au devant de mes dénégations. Il dit dans son avertissement que toutes les personnes à qui mes lettres sont adressées vivent encore; il réclame leur témoignage. C'est donc leur témoignage seul qui peut le confondre. J'attends le certificat de m. Deodati; j'en ai déjà un autre; mais le vôtre m'est le plus nécessaire. Je vous prie très instamment de me le donner sans délai.

Vous pouvez dire en deux mots que vous avez vu dans un prétendu recueil de mes lettres un écrit de moi, page 170, à m. Damoureux; que cette lettre n'a jamais été écrite à m. Damoureux, mais à vous; que cette lettre est très falsifiée; que tout le morceau de la page 182 est supposé; qu'il est faux que le morceau ait jamais été présenté à aucun censeur, et que la note de l'éditeur à l'occasion de cette lettre, est calomnieuse.

Une telle déclaration fortifiera beaucoup les autres certificats. Le prince indignement attaqué dans la lettre à m. Deodati jugera d'une calomnie par l'autre. En un mot j'attends cette preuve de votre amitié. Vous ne pouvez la refuser à ma douleur et à la vérité. Il est très certain que c'est ce m. Robinet, éditeur de mes prétendues lettres secrètes qui a fait imprimer celles -ci, mais je ne prononcerai pas son nom et je ne détruirai pas même la calomnie qu'avec la modération qui convient à l'innocence.

Je suis très aise qu'aucun sage ne soit en correspondance avec ce Robinet qui se vante de connaître la nature et qui connaît bien peu la probité.

Entendons nous s'il vous plaît sur m. d'Autré. Il n'a jamais dit qu'il ait eu des conférences avec m. Tonpla, mais que Tonpla ayant écrit quelques réflexions philosophiques pour un de ses amis, il y avait répondu article par article. Je vous ai montré cette réponse bonne ou mauvaise; mais je n'ai jamais ouï dire, ni dit qu'ils aient eu ensemble des conférences. La vérité est toujours bonne à quelque chose jusque dans les moindres détails.

Je me porte fort mal et je serai très fâché de mourir sans avoir vu Tonpla. Vous savez qu'un de ces malheureux juges qui avait tout embrouillé dans l'affaire d'Abbeville, et qui avait tant abusé de la jeunesse de ces pauvres infortunés, vient d'être flétri par la cour des aides de Paris comme il le méritait. Ce scélérat nommé Broutel qui a osé être juge sans être gradué, devrait être poursuivi au parlement de Paris et être puni plus grièvement qu'à la cour des aides. C'est, dieu merci, un des parents de mon neveu d'Hornoi le conseiller, à qui l'on doit la flétrissure de ce coquin.

On vient de m'envoyer le mémoire de m. de Calonne, il est en effet approuvé par le roi; ainsi m. de Calonne est justifié dans tout ce qui regarde son ministère. Le public n'est juge que des procédés qui sont fort différents des procédures.

Je vous avoue que j'ai une extrême curiosité de savoir ce qui se passe à Bedlam, et de lire la lettre de cet archi-fou qui se plaint si amèrement de l'outrage qu'on lui a fait en lui procurant une pension. C'est un petit singe fort bon à enchaîner et à montrer à la foire pour un chelin.

Il y a un commentaire sur le petit livre de Beccaria, dont on dit beaucoup de bien. Il est fait par un jeune avocat de Besançon; dès que je l'aurai je vous l'enverrai. On dit qu'il entre surtout dans quelques détails de la jurisprudence française, et qu'il rapporte beaucoup d'aventures tragiques. Celle des Sirven m'occupe uniquement. Je vous ai mandé l'excès des bontés de m. le duc de Choiseul, et combien je compte sur sa protection.

Je connaissais déjà le projet de la traduction de Lucien et j'avais lu le plus beau de ses dialogues. Ce Lucien là valait mieux que Fontenelle; j'ai une très grande idée du traducteur.

Ah mon cher ami, que j'aurais été heureux de me trouver entre Tonpla et vous! Ne m'envoyer vous pas le mémoire de la Bourdonnaie dans le paquet dont vous me gratifiez?