1766-07-07, de Voltaire [François Marie Arouet] à André Morellet.

C'est moy mon cher frère qui voudrais passer avec vous dans ma retraitte les derniers six mois qui me restent peutêtre encor à vivre.
C'est Antoine qui voudrait recevoir Paul. Mon désert est plus agréable que ceux de la Thebaide quoy qu'il ne soit pas si chaud. Tous nos hermites vous aiment, tous chantent vos louanges et désirent passionément votre retour.

Le livre de Freret est bien dangereux, mais oportet heréses esse. Les manuscrits de du Marsais et de Chenelard ont été imprimés aussi. Il est bien triste que l'on impute quelquefois à des vivants, et même à de bons vivants les ouvrages des morts. Les philosophes doivent toujours soutenir que tout philosophe qui est en vie, est un bon crétien, un bon catholique. On les loue quelquefois des mêmes choses que les dévots leur reprochent, et ces louanges deviennent funestes che sono accusé, e paion' lodi. Le bruit de ces dangereux éloges va frapper les longues et superbes oreilles de certains pédants; et ces pédants irrités poursuivent avec rage de pauvres innocents qui voudraient faire le bien en secret. La dernière scène qui vient de se passer à Paris prouve bien que les frères doivent cacher soigneusement les mistères et les noms de leurs frères. Vous savez que le conseiller Pasquier a dit en plein parlement que les jeunes gens d'Abbeville qu'on a fait mourir, avaient puisé leur impiété dans l'école et dans les ouvrages des philosophes modernes. Ils ont été nommez par leur nom, c'est une dénonciation dans touttes les formes. On les rend complices des profanations insensées de ces malheureux jeunes gens, on les fait passer pour les véritables autheurs du supplice dans le quel on a fait expirer de jeunes indiscrets. Y a t'il jamais rien de plus méchant et de plus absurde que d'accuser ainsi ceux qui enseignent la raison et les mœurs, d'être les corrupteurs de la jeunesse? Qu'un janseniste fanatique eût été coupable d'une telle calomnie, je n'en serais pas surpris; mais que ce soit un conseiller de grand'-chambre, cela est honteux pour la nation. Le mal est que ces imputations parviennent au Roy, et qu'elles paraissent dictées par l'impartialité et par l'esprit de patriotisme. Les sages dans des circomstances si funestes doivent se taire et attendre.

Quand vous trouverez mon cher frère les livres que vous avez eu la bonté de me promettre, mr Damilaville les payera à votre ordre. Rien ne presse, ne songez qu'à vos travaux et à vos amusements, vivez aussi heureux qu'un pauvre sage peut l'être, et souvenez vous des hermites qui vous seront toujours très tendrement attachez.