à Paris ce 25 juin [1766]
Je savois bien, mon cher & illustre maitre, que le nommé Vernet au col tord ou tors avoit publié incognito des lettres contre vous, contre moi, et contre bien d'autres, mais j'ignorais qu'il voulût les ressusciter.
Elles étoient si bien mortes, ou plutôt elles étoient mortes-nées. Quoiqu'il en soit, j'aurai soin de ce jésuite Presbyterien, et je ne manquerai pas de lui dire un mot d'honnêteté à la première occasion, mais un mot seulement, parce qu'il n'en mérite pas d'avantage, et que je ne veux pas tout à fait demeurer en reste avec un honnête prêtre comme lui; ne prorsùs insalutatum dimittam.
A propos de latin, quoique cela ne vienne pas à ce que nous disons, dites moi je vous prie (j'ai besoin de le savoir et pour cause) si c'est vous comme je le crois, qui avez fait les deux vers latins qui sont à la tête de votre dissertation sur le feu, et si le second est cuncta fovet, ou cuncta parit?
J'ai actuellement entre les mains le livre de Freret, ou si vous le voulez d'un capitaine au régiment du Roi, ou de qu'il vous plaira. Si ce capitaine étoit au service de notre st Père le Pape, je doute qu'il le fit Cardinal, à moins que ce ne fût pour l'engager à se taire; car ce capitaine est un vrai cosaque, qui brûle et qui dévaste tout. C'est dommage que l'assemblée du clergé finisse, elle auroit beau jeu pour demander que le Capitaine Freret fût mis au conseil de guerre, pour être ensuite livré au bras séculier, et traité suivant la douceur des ordonnances de notre mère ste Eglise.
Quoi qu'il en soit, ce livre est à mon avis un des plus diaboliques qui ayent encore paru sur ce sacré sujet, parcequ'il est savant, clair, et bien raisonné. On dit qu'il y a un curé de village d'auprès de Bezançon, qui y avoit fait une réponse, mais que toutes réflexions faites, on l'a prié de la supprimer, parceque la défense étoit beaucoup plus faible que l'attaque.
Le Baillon de Lally a révolté jusqu'à la populace, et l'énoncé de l'arrêt a paru ridicule à tous ceux qui savent lire; je suis persuadé comme vous, que Lally n'étoit point traitre, car l'arrêt n'auroit pas manqué de le dire, et trahir les intérêts du roi ne signifie rien, puisque c'est trahir les intérêts du roi que de frauder quelques sols d'entrée, ce qui, à mon avis, ne mérite pas la corde. Je crois bien que ce Lally étoit un homme odieux, un méchant homme si vous voulez, qui méritoit d'être tué par tout le monde, excepté par le Bourreau. Les voleurs du Canada étoient bien plus dignes de la hard, mais ils avoient des parens premiers commis, et Lally n'avoit pour parens que des Prêtres Irlandois, à qui il ne reste d'autres consolations que de dire force messes pour lui; quoiqu'il en soit, qu'il repose en paix, et que ses respectables juges nous y laissent!
Je n'ai point vu l'actrice nouvelle par qui on prétend que mlle Clairon sera remplacée, mais j'entends dire qu'elle a en effet beaucoup de talent, d'âme et d'intelligence, qu'elle n'a que des défauts qui se perdent aisément, mais qu'elle a toutes les qualités qui ne s'acquièrent point. Pour mlle Clairon elle a absolument quitté le théâtre, et a très bien fait; il faut en ce monde ci avoir le moins de tyrans qu'il est possible, et il ne faut pas rester dans un état que tout concourt à avilir. Elle a pourtant joué dans une maison particulière le rôle d' Ariane pour le Prince de Brunswick, qui en a été enchanté. Ce Prince de Brunswick a été ici fort goûté et fort fêté de tout le monde, et il le mérite. Il y a un gros Prince de deux Ponts, qui a commandé dans la dernière guerre [ . . .] l'armée de l'Empire, et qui durant la paix protège Fréron et autres canailles; le dit prince trouve très mauvais qu'on accueille le Prince de Brunswick et qu'on ne le regarde pas, lui gros et grand seigneur, héritier de deux Electorats, et surtout, comme vous le voyez, amateur des gens de mérite; c'est que par malheur le Prince de Brunswick a de la gloire, et que le gros Prince des deux Ponts n'en a point.
Oui, j'ai lu dans son temps la prédication de l'abbé Coyer, et je crois qu'après la prédication même, c'est un des livres les plus inutiles qui ayent été faits.
Je crois aussi que la Préface de l'histoire de l'Eglise est de votre ancien disciple. Il y a des erreurs de fait, mais le fond est bon; quant à l'ouvrage, il est maigre, mais il est aisé de lui donner de l'embonpoint dans une seconde édition, et c'est un corps de bon tempérament, qui ne demande qu'à devenir gros et gras; je présume qu'il le deviendra, la carcasse est faite, il n'y a plus qu'à la couvrir de chair; dans ces sortes d'ouvrages, c'est beaucoup que d'avoir le cadre, et un nom tel que celui là à mettre au bas, parce qu'on n'ose pas brûler, à peine de ridicule, les cadres qui portent des noms pareils.
Adieu, mon cher & illustre maitre, vous devez avoir vu l'abbé Morellet, ou Mords-les, qui sûrement ne vous aura point mordu, et que vous aurez bien caressé comme il le mérite. Vous avez vu aussi mr le Chevalier de Rochefort, qui est un galant homme, et qui m'a paru aussi enchanté de la réception que vous lui avez faite, qu'il l'est peu du séjour de Versailles, et de la société des courtisans. Intérim vale. Je vous embrasse de tout mon coeur. Mes respects à madame Denis. Réponse, je vous prie, sur les deux vers latins; j'en suis un peu pressé. J'oubliois de vous dire que mlle Clairon a déjà rendu le pain béni; voilà ce que c'est que de quitter le théâtre.