30e May 1766
Il y a plusieurs points dans la Lettre du 21e May dont mes anges m'ont gratifié.
Je vais d'abord parler du pauvre ex-jesuite et du pauvre tripot. Mes anges doivent être convaincus de l'excez de l'indifférence de tout le public pour une piéce de théâtre qui n'est point jouée. Celà est mis au rebut comme des factums d'avocats dans des affaires jugées depuis longtemps. Cinq ou six personnes, tout au plus, lisent l'ouvrage, et ce n'est que par un hazard très singulier, ou par des peines infinies qu'on peut parvenir à reproduire sur la scène les enfans morts nés. Quant à moi je trouve la pièce très bonne; mais aussi je la trouve d'un goût qui n'est pas celui du public. J'ai pensé, et je pense encor que lorsqu'on sert une viande dont personne ne veut, il faut la relever d'un ragoût piquant. Les remarques historiques sont ce ragoût. Elles me paraissent, encor une fois, curieuses et instructives, et tout à fait dans le goût du siécle. La piéce se fait certainement lire à la faveur de ces remarques, qui d'ailleurs justifient tous les sentiments que l'auteur a donnés aux personnages.
Je pense encor que si on doit reconnaître le stile de quelqu'un ce sera bien plutôt dans les vers que dans les notes. Ces vers, entre nous, me semblent écrits avec une correction, et je ne sais quelle énergie, à laquelle aucun homme du métier ne peut se méprendre, et je tiens qu'il faut avoir l'esprit bouché pour ne pas deviner l'auteur dès la première scène. Je tiens enfin, que le tout ensemble compose un morceau de Littérature singulier, et qu'une partie sans l'autre pourait être fort insipide. La pièce fut elle encor mieux écrite, elle révoltera par l'atrocité si cette atrocité n'est pas justifiée par les mœurs du temps dont on voit dans les notes un portrait fort fidèle.
L'idée de faire imprimer le tout par Cramer m'était venue pour deux raisons, la premiére que j'évitais le honteux désagrément de passer par les mains de la police qui peut être se serait rendue difficile sur l'histoire des proscriptions depuis les vingt-trois mille Juifs égorgés pour un veau, jusqu'aux massacres commis par les camisards des Cévènes. La seconde raison est sur l'inspection d'une feuille imprimée, je corrige toujours vers et prose. Les caractères imprimés parlent aux yeux bien plus fortement qu'un manuscrit. On voit le péril bien plus clairement, on fait de nouveaux éfforts, on corrige, et c'est ma métode. Je renonce cependant à ma métode favorite pour gratifier un libraire de Paris qui est un véritable homme de Lettres, fort audessus de sa profession et dont je veux me faire un ami.
Mr Le Duc De Praslin vous aura sans doute envoié tout le manuscrit avant que vous receviez ma Lettre, et vous serez en état de juger en dernier ressort. Je vous suplie très instamment de passer au petit ex-jesuite, ces vers que dit Fulvie,
J'ai eu dessein d'exprimer les débauches qui règnaient à Rome dans ces temps illustres et détestables. C'est le fondement des principales remarques. Je veux couler à fond la réputation d'Auguste; j'ai une dent contre lui depuis longtemps, pour avoir eu l'insolence d'éxiler Ovide qui valait mieux que lui.
Pour me consoler de ce triste sujet, je reçois dans ce moment une nouvelle esquisse en prose de la Tragédie de Mr De Chabanon. Il y aura certainement plus d'intérêt dans sa piéce que dans celle de l'exjesuite. Je crois qu'enfin il retournera à Paris dès que je lui aurai renvoié son passeport . . . .