1er avril 1766
Je crois, mes anges, que le petit ex-jésuit me fera tourner la tête.
Il est au désespoir d'avoir choisi un sujet qui n'est pas dans les mœurs présentes; il dit que ce n'est pas assez de bien faire, et qu'il faut faire au goût du monde. Presque tous ses vers me paraissaient assez bons; mais il n'est pas encore satisfait. Il a donné depuis peu quelques coups de pinceau à son tableau du Caravage; il vous supplie de le lui renvoyer; il jure qu'il vous le rendra bientôt avec une préface d'un de ses amis et des notes historiques d'un pédant assez instruit de l'histoire romaine. Cela fera un petit volume qui pourra plaire à quelques gens de lettres. Tout cela sera prêt pour le retour de Roscius le Kain.
Gabriel Cramer avait commencé sans m'en rien dire ce recueil en trois volumes, ce qui n'est pas trop bien à lui. Et pourquoi charger encore le public de ces trois boisseaux d'inutilités. Il avoua enfin ce mystère. Il était tout prêt d'imprimer une infinité de rogatons qui ne sont pras de moi, il a fallu pour l'en empêcher lui donner les sottises que j'ai pu trouver sous ma main. Voilà l'histoire de cette plate édition, à laquelle je ne m'intéresse en aucune manière.
Mr de Chatanon partit pour Lyon le lendemain de la lettre à laquelle vous me répondez par la vôtre du 26e mars.
J'ai eu l'honneur de recevoir dans mon hermitage celui qui occupe la place que je vous destinais. Je vois bien que cette place devait être remplie par un homme aimable. Il y a deux ans que je ne suis sorti de chez moi, il yest venu sans façon avec mr de Taulès et mr Hénin; il s'est accoutumé à moi tout d'un coup. Il a dîné avec autant d'appétit que si ses cuisiniers avaient fait le repas. C'est, ce me semble un homme très simple et très accommodant, mais je doute qu'il veuille se charger du droit négatif, qui est le fondement de toutes les querelles de Genève. Au reste, il s'occupe à écouter les deux partis avec l'air de l'impartialité; ses collègues en font autant, et tous trois sont résolus, si je ne me trompe, à brider un peu le peuple; mais qui ne faudrait il pas brider?
La nouvelle milice excite de grands mécontentements dans toutes les provinces du royaume. Beaucoup d'artistes et d'ouvriers, des fils de marchands, d'avocats, de procureurs s'enfuient de tous côtés; ils vont par bandes dans les pays étrangers. J'ai perdu des artisans qui m'étaient extrêmement nécessaires, et j'en suis fort affligé.
Vous voyez que je réponds, mes divins anges, à tous vos articles; et afin de ne laisser rien en arrière, j'ai lu les critiques de mon aîné D'Olivet sur Racine. Mon aîné est un peu vétillard, mait il faut qu'il y ait de ces gens là dans notre république des lettres. Mon exjésuite est à vos pieds, et moi aussi; nous attendons tous deux la plus voyageuse des tragédies.