1766-03-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

Il faut pour réjouir mes anges que je leur conte que le petit exjésuite vint hier chez moy le visage tout enflammé,

et tout rempli du dieu qui l'agitait sans doute.

Il m'aporta son drame, je ne le reconnus pas. Tout était changé, tout était mieux annoncé, chaque chose me parut à sa place; et ce qui me paraissait froid auparavant, me faisait une très grande impression. Le stile m'en parut plus animé, plus pur, et plus vigoureux, les tableaux plus vrais. Enfin je crus voir un plus grand intérest dans tout l'ouvrage. Sa pièce était un peu grifonée, et faisait beaucoup de peine à mes faibles yeux. Je le priai de m'en lire deux actes. Ce pauvre garçon n'a pas de dents, et moy je suis un peu aveugle. Nous nous aidions comme nous pouvions. Le pauvre exjesuitte n'a point de dents, mais il a de l'âme, et ayant le cœur sur les lèvres, il arrive que ses lèvres font à peu près l'effet le cœur sur les lèvres, il arrive que ses lèvres font à peu près l'effet des dents; et qu'il prononce assez bien. Madame Denis fut très émue. Si on ne l'avait pas avertie, elle aurait cru entendre une pièce nouvelle. Prenez bien garde, disait elle à ce petit drôle, que tous vos vers soient coulants. — Ah madame! — Qu'ils soient forts, sans être durs. — Eh mais! est ce que vous en avez trouvé de raboteux? — Je ne dis pas cela mais je vous dis que je ne peux soufrir ny un vers disloqué ny un vers faible, ny une pensée inutile, ny rien qui m'arrête à la lecture. Il faut vite transcrire votre ouvrage, afin que j'en juge à tête reposée. — On le transcrira madame, mais le copiste est actuellement malade, il faudra attendre quelque temps. — Tant mieux monsieur, car dans cette intervale il vient toujours quelque idée. Je vous répète qu'il faut que le diction soit parfaitte, sans quoy on ne plait jamais aux connaisseurs. Quand votre pièce sera bien finie, et bien copiée vous l'enverrez à vos anges, qui l'éplucheront encore. — Je vous assure madame que je n'y manquerai pas.

Pendant cette conversation, mr de Chabanon de son côté mettait son plan au net, et le pauvre la Harpe viendra bientôt faire aussi son plan. Nous attendons aujourduy Mr de Bauteville avec un autre plan, c'est celuy de rendre sages les Genevois. Ce qui est bien sûr c'est que la pièce finira comme Monsieur le duc de Pralin voudra.

Vous ne me dites rien mes divins anges de la pièce que le Roy a jouée au parlement. Elle réussit beaucoup dans l'Europe.

Je baise le bout de vos ailes plus que jamais.

V.