1766-01-05, de Sébastien Roch Nicolas Chamfort à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

M. de la Harpe, qui n'écrit guère de lettres, m'a laissé fort longtems à la Campagne sans m'apprendre vos bontés pour moi.
Je pourrai donc à mon tour vous admirer à Ferney! Vous admirer! vous devez être bien fatigué d'admiration. Ce sentiment vous suffit il? N'aimeriez vous pas mieux quelqu'un qui, en vous voyant, dira du fond du cœur:

C'est donc là ce mortel que j'admire et que j'aime,
A qui mon âme a dû la moitié d'elle même,
Qui console mon cœur, lui donne tour à tour
Le goût de l'amitié, du véritable amour,
M'aggrandit à mes yeux, me charme pour m'instruire!
Mon maitre, mon ami, seul il peut me suffire:
Mon âme a des besoins, il les satisfait tous.
Je veux être attendri, je pleure avec Alzire.
Je cherche un sentiment et plus calme et plus doux,
Sorel sèche les pleurs que m'arrachoit Zayre.
Poursui: porte dans nous les divers sentimens
De ce cœur tout de feu, rapides mouvemens.
Verse dans notre sein ton âme toute entière,
Ta dernière pensée appartient à la terre.
O vous qui l'entourez, dont il charme les jours,
Embellissez les siens, honorez sa Vieillesse:
Ecartez loin de lui les douleurs, la tristesse,
De la tendre amitié prodiguez les secours:
Désabusé de tout, il daigne encor y croire.
Il faut le consoler du néant de la gloire,
Son cœur à l'amitié la consacra toujours
Ah! quand mes yeux verront ce vieillard vénérable,
Céderai je au respect qui retiendra mes pas,
Ou bien au mouvement encor plus respectable
Qui doit sans doute alors me porter dans ses bras?

Voilà, Monsieur, ce que je ne sais point encore et ce que je ne saurai que sur les lieux. J'espère que vous me laissez le choix de ces deux sentimens.

J'ai passé quelque tems avec le Musicien de Pandore. J'ai vu naitre son amour pour elle et sa résolution de la demander au père et de la mériter. Votre Orphée Rameau, dont il étoit le disciple et l'ami, faisoit le plus grand cas de ses talens et s'en est expliqué plus d'une fois avec un courage qui a fait beaucoup d'ennemis à M. de la Borde. Il est d'une famille où l'on a pour vous l'admiration la plus sentie. Vous avez connu le mérite de m. de la Borde le père et de Me de Marchais. Me de Cramayel, sa sœur, excellente Musicienne, se propose, comme son frère, d'aller voir le grand homme. Une sensibilité profonde et délicate la dispenseroit d'avoir de l'esprit, mais elle en a un très naturel et qui n'encourt point l'anathême que vous avez prononcé contre ceux qui tâchent. Elle a l'âme de Pandore, et j'espère que vous les entendrez chanter le rôle avec plaisir.

Je suis avec un profond respect

Monsieur

Votre très humble et très obéissant serviteur

de Chamfort

Petite rüe St Roch par la rue du gros chenet chez Me Belier