1765-09-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Michel de Villette, marquis Du Plessis-Villette.

Il y a longtemps, monsieur, que je médite de vous écrire.
Le séjour de mademoiselle Clairon m'a un peu dérangé; et après son départ, il a fallu réparer le temps que les plaisirs avaient dérobé à ma philosophie.

Je ne connaissais point le mérite de mademoiselle Clairon; je n'avais pas même l'idée d'un jeu si animé et si parfait. J'avais été accoutumé à cette froide déclamation de nos froids théâtres, et je n'avais vu que des acteurs récitant des vers à d'autres acteurs, dans un petit cercle entouré de petits maîtres.

Mademoiselle Clairon m'a dit que ni elle, ni mademoiselle Duménil n'avaient déployé l'action dont la scène est susceptible, que depuis que m. le comte de Lauraguais a rendu au public assez ingrat, le service de payer de son argent, la liberté du théâtre et la beauté du spectacle. Pourquoi nul autre homme que lui n'a-t-il contribué à cette magnificence nécessaire? Et pourquoi ce même public s'est il plus souvenu de quelques fautes de m. de Lauraguais, que de sa générosité et de son goût pour les arts? Les torts qu'un homme peut avoir dans l'intérieur de sa famille, ne regardent que sa famille: les bienfaits publics regardent tous les honnêtes gens. Alcibiade peut avoir fait quelques sottises, mais Alcibiade a fait de belles choses. Aussi le préfère-t-on à tous les citoyens inutiles qui n'ont fait ni bien ni mal.

Je ne sais pas encore quelle espèce de vie vous mènerez: mais comme je ne vous ai vu faire que des actions généreuses, comme vous avez un cœur sensible et beaucoup d'esprit, et que pardessus tout cela vous allez être très riche, vous devez bien vous attendre qu'on épluchera votre conduite. Vous vous trouverez entre la flatterie et l'envie, mais j'espère que vous vous démêlerez très habilement de l'une et de l'autre. Pardonnez à ma petite morale.

Je ne vous envoie point les versiculets faits en l'honneur de melle Clairon. On en tira quelques exemplaires; melle Clairon en emporta une moitié, mes nièces se jetèrent sur l'autre; je n'en ai pas à présent. Dès que j'en aurai recouvré une copie, je vous l'enverrai. Mais en vérité ces bagatelles ne sont bonnes qu'aux yeux de ceux pour qui elles sont faites. Elles sont comme les chansons de table, qu'il ne faut chanter qu'en pointe de vin.

Je vous remercie de toutes vos nouvelles. Souvenez vous toujours de la bonne cause: ce n'est pas assez d'être philosophe, il faut faire des philosophes.

Si vous voyez m. le comte de La Touraille, ne m'oubliez pas auprès de lui. Il me paraît avoir bien de la raison, de l'esprit et du goût; cela n'est pas à négliger.