Je ne suis, Monsieur, rien moins qu'indifférent au voeu dont vous avez bien voulu accompagner la Lettre de M. Grosley.
Je conois tout le prix de la liberté & de la santé, quoique je n'aye guères jouï, ni de l'une, ni de l'autre. Mais mon tempérament joint à la réflexion m'a fourni une ressource presque équivalente à ces biens, c'est de savoir m'accomoder à toutes les situations, et d'y vivre content. J'ai adopté le système de la compensation, & je m'y affermis tous les jours. Je ne l'étens pourtant qu'à ceux qui savent réflêchir, et qui n'ont point de passions rongeantes. Un home sage & tranquille voit presque d'un coup d'œil le pour & le contre de tous les états, & ne doneroit souvent pas un liard pour tel troc qui, aux yeux du vulgaire, offre des gains immenses à faire.
Partant de là, je jouïs des douceurs de la vie domestique, de celles du Cabinet, des agrémens de la Société, de la campagne, de la belle saison, tout come si j'étois aux Délices. Le tonerre gronde continuellement à mes oreilles, la foudre semble souvent prêt à partir; je ne dis point Impavidem ferient ruinœ, mais je dis qu'il ne faut point anticiper les maux par des craintes pusillanimes, et qu'en conservant son sens froid dans ces maux, on ne peut guères manquer d'y trouver des adoucissemens.
Je viens de lire la prose que vous avez ajoutée, Monsieur, à l'ode sur la mort de mme de Bareith et votre Précis de l'Ecclesiaste. Vous ne vieillissez point: il semble même que votre feu redouble avec les années. C'est l'effet naturel de la situation agréable dans laquelle vous achevez vos jours. Je vous rens voeu pour voeu, & souhaite que vous fassiez des forces de votre esprit tout l'usage & le meilleur usage dont elles sont susceptibles.
Si quelque chose avoit pû me déranger, c'est une incartade fort déplacée d'un home à qui je n'ai jamais fait & voulu que du bien. Notre Académicien Premontval, sous prétexte d'écrire un Livre sur la langue françoise, a écrit une satyre très indécente contre moi. Come tout le monde sçait quelle a été la droiture constante de mon procédé à son égard, et quelle est la trempe de son esprit toujours en fermentation, il n'a fait que soulever les honêtes gens contre lui. Il médite sans doute de nouveaux affronts; mais je ne lui prêterai pas le colet, & c'est ce qui l'irrite le plus.
Un Cours de Belles-Lettres que je fais actuellement au fils de l'Envoyé de Hollande à Berlin, m'a engagé à la composition d'un petit Ouvrage qui renfermera les Principes de ce genre d'étude. Si je trouve une occasion de vous l'envoyer, je prendrai cette liberté, et vous y verrez votre Nom avec les qualifications dues à l'Auteur de la Henriade, et de tant d'autres Chefs-d'oeuvre.
J'ai l'honneur d'être avec le plus haut degré de considération,
Monsieur,
Votre très humble & très obéissant serviteur
Formey
Berlin Le 30 juillet 1759