1765-08-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Baron Friedrich Melchior von Grimm.

Je n'avais pas manqué, mon cher prophète, d'écrire à l'impératrice de Russie, car lorsqu'il s'agit de faire du bien il est permis d'être imprudent.
Cette souveraine qui m'a daigné écrire une lettre aussi philosophique que charmante vient de se signaler par deux actions dont aucune de nos dévotes n'est capable. Les philosophes vraiment français contribuent à sa réputation, et les Welches ne pourront la ternir.

Je suspends ma lettre pour aller entendre melle Clairon qui va jouer Electre dans la tragédie d'Oreste.

J'en viens, j'ai été dans le ciel pendant deux heures. Il y a eu bien des talents en France, il n'y en a eu aucun qui en son genre ait été poussé à cette perfection. Je suis hors de moi. Il est convenable, il est juste que melle Clairon ait des dégoûts, et que Freron soit honoré et récompensé.

Ce qui vous étonnera c'est que cette sublime personne n'a été déparée par aucun acteur tant elle les animait tous. Je suis bien sûr qu'elle n'a jamais fait plus d'impression à Paris que dans ma masure allobroge où j'avais rassemblé environ cent cinquante personnes, la plupart dignes de l'entendre.

Malgré tous mes transports, mademoiselle Clairon ne me fait pas oublier madame Calas: mon cœur est fait pour les grandes passions. Dans l'instant je reçois quelques signatures de souscripteurs. J'espère que cette entreprise ne sera pas infructueuse, et je doute que le nombre des estampes puisse suffire. Je suis aux pieds de monsieur de Carmontel; il fait une action digne de ses crayons; vous en faites une digne de votre cœur. Je présente mon respect à ma charmante philosophe que je n'oublierai jamais. Puissent tous les Welches devenir français! Je vous embrasse avec la plus vive tendresse.