Ferney le 6 juillet 1765
Voici mes divins anges ce qui est advenu.
Votre paquet adressé à mr Camp et contresigné Chauvelin, arriva en son temps à Lyon à l'adresse de mr Camp. Les fermiers généraux des postes l'avaient arrêté et contresigné à Paris d'une autre façon en mettant en gros caractères sur l'enveloppe et avec une encre rouge paquet suspect. Mr Camp est toujours malade, m. Tronchin qui est à Lyon fut étonné du suspect en lettres rouges, il ouvrit le paquet. Les directeurs des postes disputèrent, ils exigèrent je crois un Louis: enfin le paquet qui portait une sous enveloppe à l'adresse de Vagnieres chez Souchay à Geneve m'a été rendu aujourd'hui. La même chose à peu près m'était arrivée à peu près au sujet d'un très petit paquet, aussi contresigné Chauvelin que vous m'aviez adressé il y a environ trois semaines. Ainsi vous voyez que les fermiers préfèrent le port aux conseillers d'état intendants des finances. Je pense donc que n'ayant à m'envoyer que des paquets honnêtes, le meilleur parti est de les mettre avec les dépêches pour le résident de Geneve: vous voudrez bien m'informer du départ par une simple lettre par la poste, à Vagniere chez Souchayà Geneve sans autre enveloppe.
J'étais curieux avec juste raison de savoir ce que contenait cette vieille demi page. Le mot l'infâme a toujours signifié le jansenisme, secte dure et barbare, plus ennemie de l'autorité royale que le presbitérianisme (et ce n'est pas peu dire) et plus dangereuse que les jesuites. Si le roi sait mon grimoire il sait que je n'écris jamais qu'en loyal sujet à des sujets très loyaux.
Le Kain est triste et moi aussi; je lui conseille de venir chez moi, en Suisse pour s'égayer. Made Clairon viendra à Ferney, j'y passerai quelques jours pour elle, et la tragédie que nous jouerons tous ensemble nous remettra de la gaieté dans le cœur. Ferney n'est point à moi, comme vous savez, il est à mad Denis. J'ai le malheur de n'avoir rien en France et même nulle part, mais je vous remercie pour mad Denis, vous et m. le duc de Praslin, comme si c'était pour moi même; et jamais ses bontés et les vôtres ne sortiront de mon cœur. Je crois qu'il est très convenable que j'écrive à m. de Calonne; je regarde sa commission de rapporteur comme un de vos bienfaits.
Je viens de vous dire mes anges que si Le Kain fait bien, il viendra dans ma Suisse, mais je le prierai de rester au théâtre. On est donc revenu sur les six pendus? Je suis très aise pour l'auteur que l'illusion l'ait si bien et si longtemps servi. Le ridicule n'est que dans l'enthousiasme qui a pris pour une chose honorable à la nation, l'époque honteuse de trois batailles perdues coup sur coup et d'une province subjuguée: vous apprêtez trop à rire aux Anglais et j'en suis fâché.
Comme je ne reçois le manuscrit du petit prêtre qu'aujourd'hui vous ne pouvez recevoir la nouvelle leçon que dans quinze jours. Il est bon d'ailleurs d'accorder du temps au zèle de ce jeune homme. Il dit que la scène des deux tyrans ne fera jamais un bon effet, parce qu'une conférence entre deux méchants hommes n'intéresse point; mais elle peut attacher par la grandeur de l'objet et par la vérité des idées, surtout si elle est bien dialoguée et bien écrite: selon lui, c'est la scène de Julie errante dans les rochers de cette île triumvirale qui doit intéresser: mais il faut des actrices.
Je me mets sous les ailes de mes anges.
V.