22e May 1765 à Geneve
J'ai eu hier, mon cher frère, un petit avertissement de la nature, qui me dit que je n'ai pas encor longtemps à philosopher avec vous.
Celà ne m'a pas empêché dès que je suis revenu à moi, d'envoier un exprès à frère Gabriel pour lui intimer tous vos ordres. Vous voiez aureste combien le fanatisme augmente. Plus il sent sa turpitude plus il craint qu'on ne la révèle, tout lui est suspect. Les livres écrits avec le plus de vérité sont précisément ceux qu'il redoute d'avantage. On donnera bien un Evêché à un prêtre sortant du bordel, mais on persécutera ceux qui auront passé leur vie à chercher le vrai, et à faire le bien.
J'ai relu la philosophie de l'histoire qu'on m'a envoié d'Amsterdam. Il y a quelques fautes ridicules dans l'imprimé, comme dix mille, pour cent mille, à l'article d'Egypte. Il me semble aussi que l'auteur ne s'est pas toujours exprimé éxactement dans le chaos de la chronologie; mais en général, l'ouvrage m'a paru assez utile. L'auteur y montre par tout un grand respect pour la religion; il parle même si souvent de ce respect, qu'on voit bien qu'il veut prévenir les lâches persécuteurs, qui pensent toujours qu'on en veut à leurs foyers. Cependant, malgré toutes les précautions de l'auteur, on a envoié de Paris à Berne, un article pour être mis dans la gazette, dans lequel il est dit, que la philosophie de l'histoire est plus dangereuse encor que le portatif. On me fait aussi l'honneur de m'attribuer cette philosophie. Je voudrais l'avoir faitte, quoiqu'on ne me l'attribue que pour me perdre. Mais, de quel droit me rend-on responsable des ouvrages d'autrui? Il n'est pas juste que je sois toujours victime. Il semble que l'abolissement des jésuites ait été un nouveau signal de persécution contre les gens de Lettres.
Parlez de tout celà avec frère Archimède. Que les frères célèbrent les agapes en dépit des tirans jansénistes; dressez un autel à la raison dans vôtre sale à manger.
J'ajoute à cette Lettre de mon ami, qu'il m'est arrivé des personnes de Paris fort instruites. On a décacheté quelques unes de nos lettres contresignées Courteille; heureusement il n'y a jamais eu dans vos lettres rien que de vertueux et de sage, qui ne soit digne de vous. Mais pour plus de sûreté écrivez moi quelque lettre sous la même enveloppe de Courteille, et écrivez contresigné Laverdy, à Mr Camp, banquier à Lyon, et sous le couvert de Mr Camp à Mr Wagnière à Genêve. Que frère Archiméde prenne la même précaution, et qu'il vous donne tout ce qu'il voudra m'écrire. Vous recevrez par cet ordinaire une Lettre qu'on ouvrira si l'on veut.
Est-il possible qu'on soit obligé à de telles précautions, et que la plus douce consolation de la vie nous soit arrachée?
Gardez vous bien d'écrire à Gabriel Cram… ni à Gabriel Gras…, gardez vous bien qu'on fasse entrer le ballot de ce diable d'abbé Bazin, pour qui on prend des gens qui ne s'appellent pas Bazin. Il est minuit, je n'en puis plus. Ecr: l'inf: