1765-06-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Adrien Helvétius.

Je vous ai toujours dans la tête et dans le cœur, mon cher philosophe, quoique vous m'ayés entièrement oublié.
Vous m'avez affligé en ne venant point dans mes déserts libres au retour d'une cour despotique; ma douleur redouble quand j'apprends que vous désespérez de la cause commune. Un général tel que vous doit inspirer de la confiance aux armées. Je vous conjure de prendre courage, de combattre, et je vous réponds de la victoire. Ne voyés-vous pas que tout le nord est pour nous, et qu'il faudra tôt ou tard que les lâches fanatiques du Midi soient confondus? L'impératrice de Russie, Le Roy de Pologne (qui n'est pas un imbécile, faisant de mauvais livres avec un secrétaire exjésuite), le Roy de Prusse, vainqueur de la superstitieuse Autriche, bien d'autres princes arborent l'étendart de La tolérance et de la philosophie. Il s'est fait depuis douze ans une révolution dans les esprits, qui est sensible. Plusieurs magistrats dans les provinces font amande honnorable pour l'insolente hipocrisie de ce malheureux Omer, La honte du parlement de Paris. D'assez bons livres paraissent coup sur coup. La lumière s'étend certainement de touts côtés. Je sais bien qu'on ne détruira pas La hiérarchie établie puisqu'il en faut une au peuple. On n'abolira pas la secte dominante; mais certainement on la rendra moins dominante et moins dangéreuse. Le christianisme déviendra plus raisonnable et par conséquent moins persécuteur. On traitera la réligion en France comme en Angleterre et en Hollande, où elle fait le moins de mal qu'il soit possible. Nous ne sommes pas faits en France pour arriver les premiers. Les vérités nous sont venues d'ailleurs; mais c'est beaucoup de les adopter. Je suis trez persuadé que si on veut s'entendre et se donner un peu de peine, La tolérance sera regardée dans quelques années comme un baume éssentiel au genre humain. Le nom d'Omer Joli sera aussi odieux et aussi ridicule que celui de Fréron. C'est à vous à soutenir vos frères et à augmenter Leur nombre. Vous savez qu'il est aisé d'imprimer sans se compromettre, La gazette ecclésiastique en est une belle preuve. Est-il possible que des sages ne puissent parvenir dans Paris à faire avec prudence ce que font les fanatiques avec sécurité? Quoi! ces malheureux vendront des poisons et nous ne pourrons pas distribuer des remêdes? Nous avons à la vérité des livres qui démontrent La fausseté et L'horreur des dogmes chrétiens; nous aurions besoin d'un ouvrage qui fit voir combien la morale des vrais philosophes L'emporte sur celle du christianisme. Cette entreprise est digne de vous; il vous serait bien aisé d'alléguer un nombre de faits très intéressants qui serviraient de preuves. Ce serait un amusement pour vous et vous rendriez service au genre humain. Eclairez les hommes mais soyez heureux; vous méritez de l'être et vous avez de quoi L'être. Personne ne s'intéresse plus que moy à vôtre félicité; mais je tiens qu'elle sera plus parfaitte Lorsque sans vous compromettre, vous aurez contribué à confondre L'erreur. Le secret témoignage qu'on se rend alors à soy-même est une des meilleures jouïssances. Votre Lâche Fontenelle ne vivait que pour lui; vivez pour vous et pour les autres. Il ne songeait qu'à montrer de L'esprit, servez-vous de votre esprit pour éclairer le genre humain. Je vous embrasse dans la communion des fidèles.

V.