1765-02-02, de Alexandre Jacques Bessin à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

J'ai été aussi flatté qu'honoré de la lettre que vous vous êtes donné la peine de m'écrire.
Elle exige de ma part un remerciement que je vous fais avec bien du plaisir. Je mérite, me dites vous obligeamment, d'avoir la meilleure cure du Parnasse. Je n'ai pas la meilleure de mon diocèse; mais si vous y étiez enterré, comme vous me le marquez, elle ne tarderait pas à le devenir par la foule de pélerins que vous y attireriez. Vous seriez bientôt à Plainville ce qu'est Mahomet à la Mecque, aux miracles près; & encore, vous en avez fait tant pendant votre vie! Qui sait si vous n'en ferez pas après votre mort? Quant à votre épitaphe, je ne sais pas trop comment je m'y prendrais pour la faire. Peut-être que ne sachant par où commencer, j'imiterais tout uniment celle où Boileau dit:

Colas vivait, Colas est mort.

Car je crois bonnement que la meilleure manière de vous louer est de prononcer simplement votre nom. Vous ajoutez que vous êtes aveugle. J'en suis fâché plus que personne, monsieur; cependant c'est un trait de ressemblance que vous avez de plus avec Homère. Vous avez toutes ses beautés, pourquoi n'auriez vous pas un de ses défauts? D'ailleurs, qu'avez vous besoin de vos yeux à présent? Il n'y a plus rien au monde de nouveau pour vous. Consolez vous, monsieur;

Tant que des dieux la volonté suprême
Vous conservera parmi nous,
Eprise des beaux vers de l'écrivain qu'elle aime
Toujours l'Europe aura des yeux pour vous.

Quant à moi, monsieur, qui n'ai encore rien vû, je ne désire de conserver l'usage des miens que pour m'instruire & pour vous admirer dans vos ouvrages immortels.

J'ai l'honneur d'être, avec le plus profond respect,

Monsieur,
Votre, &c.
Bessin,
Curé de Plainville,
près de Bernay en Normandie,