Bex le 6 d'aoust 1759
Monsieur,
Me voilà au bout de votre XI Volume, qui est le premier de l'Histoire Générale.
C'est à dire que j'ai tout lu, mais à ma mode. Il fallait bien se jetter d'abord sur nos derniers tems, que vous nous peignés, Monsieur, d'après vos propres yeux. De là je suis remonté, contre le fil de l'eau, à ceux de Charles magne, à Mahomet & à Confucius. Malgré vos plaintes contre les fragmens de ce bel ouvrage qui s'étaient émancipés à courir le monde sans votre aveu, ils m'avaient déjà enchanté, & j'y avais pris assés d'intelligence pour pressentir ce que vous en feriés. C'était une Ebauche de Phidias, qui aurait été le chef d'oeuvre de tout autre, mais que Phidias devait finir, & il l'a finie. Vous ne laissés pas d'appeller cela un Essay; à la bonne heure. Les grands artistes ne mettent pas Fecit, ils mettent Faciebat. L'Envie se payera de cela, si elle veut; mais qu'elle s'en paye, ou non, vous formerés le goût de la Postérité, & tant que Postérité durera son admiration vous est assurée, come sa tendresse. J'aurais bien voulu mettre cette admiration dans la paraphrase de Post genitis hic &c. mais je n'ay pas su.
Bien entendu que vos amis ne vous chérissent que parce qu'ils lisent vos écrits dans votre coeur, & que vingt cinq ans plus tôt vous n'auriés pas échappé à l'antithèse.
Il semble, Monsieur, que c'est au Discours sur l'Histoire Universelle que nous devons la première idée d'un si grand dessein. Toute la Terre doit l'en remercier, & pour ma part de Reconnaissance, je voudrais que Bossuet y revint jouïr de sa gloire dans la vôtre. Il n'en fera rien, & Dieu sait à quoi il en est avec ses superlatifs & ses belles couleurs sur tant de lieux communs. J'avoure qu'il n'était pas possible de mieux écrire il y a 80 ans qu'on écrivait si bien, mais je voudrais qu'une si belle plume eût été mieux instruitte, ou plus sincère. Je vais pourtant prendre la poste pour le relire, après quoi je reviendrai m'établir dans ces VII admirables volumes. Non que je sois peu sensible aux beautés répandues dans les autres avec tant de profusion, & néanmoins tant de sagesse; mais me voilà écolier jubilé, il est tems d'apprendre, & il faut aller au plus pressé. Par malheur il manque au plaisir & à l'instruction que je me promets de chaque lecture, quelcun avec qui les multiplier en les partageant. Car c'est la misère de mon bon sens que pour s'animer il a trop besoin de celui d'autrui, ou même de celui que d'autres n'ont pas; la langue d'un ami présent est la mèche de ma cervelle. Privé de ce secours, je m'entretiendrai avec vous, Monsieur, la plume à la main. N'ayés pas peur; cela ne signifie pas que je me dispose à vous rompre la tête des pensées que vous ferés naître dans la mienne. Je prétends seulement les écrire à la fin de chaque volume dans un cahier en blanc que j'y ai fait coudre à cette intention. Moyennant quoi, avec l'éguillon que je cherche j'aurai la gloire de me voir relié avec vous.
C'est déjà chose à voir que les marges de mon exemplaire, & c'en sera bien un autre après la seconde lecture, car je n'écrirai mes visions que dans le cours de la troisième, & comme elles pourraient s'échapper en l'attendant, à mesure qu'elles passent je les cloue chacune à sa ligne, par une ou plusieurs pointes qui ont la double vertu d'en marquer la place, & d'en exprimer l'espèce; Plus d'étoiles que le Ciel de Bex n'en a, servent à relever tant de pensées si vrayes, si lumineuses, si élevées, qui forment un si beau jour dans tous vos écrits. Où vous êtes bon chrétien, je plante une Croix droite come celle du Calvaire. Selon que le pied vous glisse, la Croix panche à droit, ou à gauche; quand vous malversés trop je vous écartelle sur celle de St André, & d'un coup d'Obèle je vous perce de part en part chaque fois que je vous surprans à manquer de respect à l'Eglise.
Ces figures m'ont bien servi en lisant les anciens. J'y allais à la chasse de tout ce qui pouvait s'y rapporter à la Logique, à la Physique, à la morale, aux arts &c. &à chaque trouvaille, je lui mettais sa marque pour suivre à mon aise, le développement des esprits, & leurs progrès dans chaque genre. Cette spéculation m'a souvent conduit à chercher d'où vient qu'Aristote, Cicéron, Virgile, Homère, Neuton &c. n'avaient pu naître qu'en telles époques; car pour vous, Monsieur, il est clair que tout le siècle de Louis XIV devait étre dans son Ecrivain, & qu'il ne fallait le produire que quand il pourrait le recueillir en entier.
A propos de Louis XIV, j'ay lu dans la Gazette qu'en votre faveur la cour a remis Fernex au bénéfice des Edits. Premièrement je vous en félicite. En second lieu, cela signifierait-il que le Prêche y est rétabli? Car Fernex, avec je ne sai quel autre lieu, furent les seuls du Païs de Gex, où l'on nous permit d'avoir Temple& Ministre depuis l'édit de 1664. Encore fallut il bâtir le Temple d'aumônes recueillies en Hollande & en Suisse, & ces aumônes produisirent encore de quoi former le fonds nécessaire aux alimens du Ministre, jusques à la Révocation. Qu'est devenu tout cela? Le fonds doit être, au moins, triplé. Faittes nous en raison, & vous voilà raccomodé avec les cinq classes du Païs de Vaud. J'ay l'honneur d'être avec une passion que je vous supplie d'agréer,
Monsieur
Votre très humble & très obéïssant serviteur
Allamand