1764-11-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à George Keate.

J'ai une plaisante destinée, mon cher Monsieur; je suis presque entièrement aveugle quatre ou cinq mois de l'année. Il n'est pas juste qu'étant si éloigné d'égaler Milton je sois absolument aveugle comme lui. Je ne le suis que quand les neiges couvrent les alpes et le mont Jura, que vous avez si bien chantés. C'est ce qui m'a privé du plaisir de lire moi même les beaux vers dont vous avez honoré les Délices, mais j'ai trouvé heureusement un Anglais qui me les a lus, et qui a partagé mon admiration.

Je serai bientôt obligé, je crois, de quitter ces Délices que vous m'avez rendues si chères en les célébrant. Il faut que j'habite le printemps, l'Eté et L'automne, la terre de Ferney que je fais valoir, et dans l'hiver il ne me faut qu'une chambre bien chaude. D'ailleurs, il importe fort peu qu'on soit mangé après sa mort par les vers du païs de Genêve, ou par les vers du païs de Gex.

Soiez sûr, Monsieur, que tant que je vivrai, je vous serai attaché avec une reconnaissance égale à mon estime.

V.