1767-02-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à James Marriott.

Monsieur,

Je prends le parti de vous écrire par Calais plutôt que par la Hollande, parce que dans le commerce des hommes comme dans la phisique, il faut toujours prendre la voie la plus courte.
Il est vrai que j'ai passé près de trois mois sans vous répondre, mais c'est que je suis plus vieux que Milton, et que je suis presque aussi aveugle que lui. Comme on envie toujours son prochain, je suis jaloux de mylord Schesterfield qui est sourd. La lecture me parait plus nécessaire dans la retraitte que la conversation. Il est certain qu'un bon livre vaut beaucoup mieux que tout ce qu'on dit au hazard. Il me semble que celui qui veut s'instruire doit préférer ses yeux à ses oreilles, mais pour celui qui ne veut que s'amuser je consens de tout mon cœur qu'il soit aveugle, et qu'il puisse écouter des bagatelles toute la journée.

Je conçois que vôtre belle imagination est quelquefois très ennuiée des tristes détails de vôtre charge. Si on n'était pas soutenu par l'estime publique et par l'espérance, il n'y a personne qui voulût être avocat général. Il faut avoir un grand courage quand on fait d'aussi beaux vers que vous, pour s'apesantir sur des matières contentieuses, et pour deviner l'esprit d'un testateur et l'esprit de la loi.

Ma mauvaise santé ne m'a jamais permis de me livrer aux affaires de ce monde, c'est un grand service que mes maladies m'ont rendu. Je vis depuis quinze ans dans la retraitte avec une partie de ma famille. Je suis entouré du plus beau païsage du monde. Quand la nature ramêne le printemps elle me rend mes yeux qu'elle m'a ôtés pendant l'hiver. Ainsi j'ai le plaisir de renaître, ce que les autres hommes n'ont point.

Jean Jaques, dont vous me parlez, a quitté son païs pour le vôtre, et moi j'ai quitté il y a longtemps le mien pour le sien, ou dumoins pour le voisinage. Voilà comme les hommes sont ballotés par la fortune. Sa sacrée majesté le Hazard décide de tout.

Le cardinal Bentivoglio que vous me citez, dit à la vérité beaucoup de mal du païs des Suisses, et même ne traitte pas trop bien leurs personnes, mais c'est qu'il passa du côté du mont st Bernard et que cet endroit est le plus horrible qu'il y ait dans le monde. Le païs de Vaud aucontraire, et celui de Genêve, mais surtout celui de Gex que j'habite, forment un jardin délicieux. La moitié de la Suisse est l'enfer, et l'autre moitié est le paradis.

Rousseau a choisi, comme vous le dites, le plus vilain canton de l'Angleterre; chacun cherche ce qui lui convient, mais il ne faudrait pas juger des bords charmants de la Tamise par les rochers de Derbyshire. Je crois la querelle de mr Hume et de Jean Jaques terminée par le mépris public que Rousseau s'est attiré, et par l'estime que mr Hume mérite. Tout ce qui m'a paru plaisant, c'est la logique de Jean Jaques qui s'est éfforcé de prouver que mr Hume n'a été son bienfaicteur que par mauvaise volonté. Il pousse contre lui trois arguments qu'il appelle trois souflets sur la joue de son protecteur. Si le Roi d'Angleterre lui avait donné une pension sans doute le quatrième souflet aurait été pour Sa Majesté. Cet homme me parait complettement fou. Il y en a plusieurs à Genêve. On y est plus mélancolique encor qu'en Angleterre, et je crois, proportion gardée, qu'il y a plus de suicides à Genêve qu'à Londres. Ce n'est pas que le suicide soit toujours de la folie. On dit qu'il y a des occasions où un sage peut prendre ce parti; mais en général, ce n'est pas dans un accez de raison qu'on se tue.

Si vous voyez mr Franklin, je vous suplie, monsieur, de vouloir bien l'assurer de mon estime et de ma reconnaissance. C'est avec ces mêmes sentimts que j'ai l'honneur d'être avec beaucoup de respect, Monsieur, vôtre.