1766-11-05, de James Marriott à Voltaire [François Marie Arouet].

Monr,

J'ai eu l'honneur de vôtre Lettre du 28 de Mars.
— Il faut que Je vous demande pardon mille fois de ce que Je n'ai pas répondu plutôt. Plusieurs affaires ennuyeuses mais intéressantes pour moi m'ont occupé entièrement jusqu'à cette heure. Si J'ose m'addresser à vous en vôtre langue, quoique Je ne sçais m'exprimer que fort mal, n'ayant été jamais hors de ce pais ici, c'est par ce que vous m'avertissez que vos yeux souffrent beaucoup. Il se peut que vôtre secrétaire ne sçait pas lire la langue Angloise et Je ne voudrois nullement vous donner la peine de lire mes sotises de vos yeux. Vous devez me pardonner de la hardiesse de cet Essai. Le motif sera mon apologie; mais cela excepté, si l'on se piquoit de la réputation d'un écrivain ce serait courir trôp de risque que d'écrire dans une langue êtrangère! combien des difficultés doivent nous effrayer! les exemples pris de l'histoire des belles Lettres, doivent garder tels gens que moi de s'y compromettre sans une nécessité très pressante. Il faut qu'on fasse réflexion qu'il n'y a eu guère que quatre ou six personnes entre les nations les plus lettrées d'Europe, qui ont sçu s'exprimer dans la langue de leurs pères avec clarté, précision, et délicatesse. — Il n'y a qu'un seul homme du Monde à cette heure qu'on peu dire être véritablement François à cet égard.

Je n'ai pas oublié vos ordres en ce qui regarde Mylords Littleton et Chesterfield — My Lord Chesterfield est beaucoup plus malheureux que vous ne l'êtes, parce que ayant tant de goût pour la société il se trouve entièrement banni en perdant l'ouÿe. Outre cela les sourds sont ordinairement tristes: mais ceux qui ont perdu les yeux ne perdent presque jamais la vivacité de l'Esprit, même entre les Anglois, tout rêveurs que nous sommes. — L'on dit, que les pensées de ceux qui ne voyent point sont même plus vives et les lumières plus êtendues. J'espère que vôtre santé est assez bien êtablie, et que vous ne cesserez d'écrire jusqu'au fin de vôtre vie. Je prononce, en décrétant sur cela, que vous vous porterez mieux pendant que vous composerez des vers: et pendant que vous ne donnerez pas repudium aux Muses, lesquelles vous avez épousées il y a si long temps. — Chérissez encore ces filles véritables de Dieu, dignes d'être aimées et elles vous chériront par reconoissance. Je crois que Je ne me trompe pas quand Je dis que les Racine, Corneille, Tassoni, Milton, Shakespeare, Dryden, Pope, et les autres grands poëtes tant anciens que modernes ont conservé leur santé et leur vie plus longtemps en cultivant une Imagination heureuse. Ils chassoient de leur esprit les idées de la misère de ce monde ici bas, à force de créer un petit monde nouveau qui leur êtoit propre et à part. Je ne sçais pas comment il est arrivé que presque toute cette espèce de pédans qui ont par un mauvais usage le soin de l'éducation de la Jeunesse crie tout haut qu'il faut subjuguer l'Imagination, même qu'il faut l'étouffer. — Sont ces des philosophes qui ont besoin d'apprendre les Vérités? — Le bon homme l'Eveque de Berkeley l'a dit, qu'il n'y a rien de solide dans tout ce que nous sentons dedans et dehors. — Que tout existe dans l'Imagination. — Des autres l'ont dit, et peut être ont dit ce qui est fort possible.

Ces hommes rigides et secs qui voudroient bien étouffer l'Imagination étoufferont ce qui est la source véritable de tous nos plaisirs, de toutes nos espérances: tout ce que nous sçavons et sentons seroit perdu pour nous en fait de combinaisons agréables, et les pouvoirs de l'âme et de l'Esprit seroient émoussez au moment qu'on voudrait réduire tout à cette raison scrupuleuse laquelle demande une démonstration dont l'esprit humain n'est pas capable; et s'il en êtoit capable, l'homme auroit été plus malheureux qu'il ne l'est encore. Les philosophes qui se piquent sur les faits seulement en rejettant l'Imagination semblent avoir oublié que c'étoit une pomme mûre qui tombant d'un arbre à la terre, et qui frappant l'Imagination sur le sujet de ce qui étoit possible donna la clef de la nature Et expliqua par les Analogies le systême universel quand Newton rêvant à son aise dans un Jardin entamoit le sien. Un nombre infini d'Expériences dans la philosophie naturelle ont pris leur source des petits accidens aidez par l'Imagination qui représentoit à l'Esprit que l'Idée qu'elle entretenoit existoit actuellement dans la nature. Pour moi Je ne me soucie guère de la Philosophie ni même de la politique, goût dominant de nous autres Anglois; mais quelquefois parmi les Grâces et les Muses en lisant vos ouvrages Je me sauve de l'Ennui qui m'accable. — Quelle occupation ennuyeuse que la mienne! chercher dans le testament d'un mort quel étoit le sentiment d'un homme qui ne s'entendoit pas lui même! quelles Images que des fourbes qui entourent les imbécilles ou les mourans pour leur suggérer des testamens, quel emploi que combattre pour Pierre contre Paul pour le droit de l'administration des biens d'un Intestat: ou playder avec vocifération qu'un bon prêtre doit être corrigé canonicallement pour avoir fait prières à Dieu dans la paroisse d'un autre prêtre qui est un indolent, et qui n'en veut faire point! Aussi est il souvent de mon office en donnant mon avis au Roi sur toute matière du Droit Ecclésiastique maritime et étranger de faire mes efforts à rendre clair et certain le sens d'une stipulation que les Ministres des pouvoirs contractans ont pris beaucoup de peine pour rendre ambiguë.

Monr le Dr Franklyn autrefois professeur de la langue Grecque à Cambridge, Traducteur de Sophocle et de Voltaire m'a prié de vous avertir que ce sont vos pièces de Théâtre seulement qu'il a traduites, et que les traductions de vos autres ouvrages ne sont pas de sa main mais d'un auteur ordinaire qui est aux gages des libraires.

Comme Je l'ai prédit à son arrivée, Rousseau en mangeant beaucoup de chair de Bœuf (Beefstakes) est devenu plus féroce qu'il ne l'étoit autrefois. On dit qu'il s'est enseveli entre les montagnes et Rochers de Derbyshire dans une petite maison appartenante à un Monr Davenport, et fait voir que le Cardinal Bentivoglio disoit vrai, quand il a dit que les Montagnes et les Rochers sembloient être faits exprès pour les Suisses et les Suisses pour les montagnes et les Rochers. La Resemblance du pais de Derbyshire avec son propre berceau à charmé Rousseau, mais non pas calmé son Ame. Je ne sçais pas s'il ne s'est pas indigné d'un tour qu'on lui jouoit assez ridicule; On dit que c'étoit un trait de quelques Jeunes Gentilhommes Chasseurs des Renards, qui pour faire voir combien les philosophes entendent peu leur Monde le nommoient Commissaire des grands chemins et de la Barrière, dans un acte de parlement, qu'il prit au commencement pour marque d'honneur et se piquoit d'une si belle distinction qu'icelle d'avoir part à la Législation en véritable Anglois Freeholder. — A ce qu'on dit il ne veut écrire d'avantage, disant que cette occupation lui trouble le cerveau, et qu'il devient mélancholique lorsqu'il a la plume à la main: Cela se peût. Mais il faut qu'il achève le démêlé avec Monsr Hume.

Il me semble que nôtre pais d'Angleterre n'est pas l'Anticyre qui peut guérir les mécontens de ce monde ici bas: et que nôtre manière de manger et boire, et que le tour de notre conversation, nos mœurs et nôtre politique doivent augmenter trop la maladie et le sang noir, s'il y en a, dans les veines d'un philosophe. Quel malheur que se piquer d'être sérieux! et qui pis est d'en faire un métier, comme nous avocats le faisons! quoique ce soit pour le service du Roi.

Je suis Monr avec l'estime le plus respectueuse

Vôtre très humble et très obéissant serviteur

Jaques Marriott

P. S. Il faut que je vous avertisse qu'on fait ouvrir vos Lettres au Bureau du poste en France. La dernière dont vous m'avez honoré étoit rompue et l'on avoit scellé encore avec du cire ordinaire et les fleurs de Lys au dessus de Vos Armes: pour cette raison J'ai prié My Lord Shelburn premier secrétaire d'Etat de se charger de faire venir cette Lettre à vos mains par son canal, et vous pourriez vous adresser à moi parle le même. Les Maitres de poste sont très sages. On juge bien en France que les poètes sont des gens aussi dangereux qu'ils sont irritables ( s'ils pourroient s'unir) et que le Gouvernement doit bien s'en garder. On se souvient que le Vaudeville 'O moines, o moines il faut vous marier' presqu' bouleversa l'Eglise quand Marot traduisoit les pseaumes pour les Calvinistes; et que c'étoient des chansonettes au temps des barricades lesquelles chassèrent le Roi avec toute sa famille hors de la capitale de France, et obligèrent son ministre à quitter le Royaume.