A Ferney, 11 juillet 1764
Je ne crois pas, mon cher ami, qu'il me soit permis de solliciter auprès de s.a.é. pour un homme d'église; car outre que je suis fort profane, j'ai toujours sur le cœur de n'être point venu me mettre aux pieds de monseigneur l'électeur.
L'édition de Corneille à laquelle il a fallu travailler deux ans et quelques mois, m'a retenu indispensablement auprès de Genève. J'ai été privé de la vue six mois entiers par une fluxion affreuse qui se promène encore sur ma pauvre figure, née très faible et affligée de soixante et onze ans qui seront bientôt révolus. Je suis obligé de prendre médecine quatre fois par semaine; vous jugez bien que dans cet état je suis beaucoup plus digne de la boutique d'un apothicaire que de la cour d'un prince aimable, plein d'esprit et de connaissances. J'ai opposé autant que j'ai pu un peu de gaieté à la tristesse de ma situation; mais enfin la gaieté cède à la douleur et à la vieillesse. Si je pouvais compter seulement sur un mois d'un état tolérable, je vous assure, mon cher Colini, que je prendrais bien vite la poste, et que vous me verriez venir me mettre au rang des sujets de s. a. é., c'est à dire au nombre des gens heureux. Ce mot d'heureux n'est pas trop fait pour moi. A votre âge, mon cher Colini, on jouit de la vie, et au mien on la supporte. Je vous embrasse bien tendrement.
V.