Ce jeudi matin 28 décembre 1713
Je suis parti de la Haye, avec m. de M …. le lundi dernier, à huit heures du matin; nous nous embarquâmes à Rotterdam, où il me fut absolument impossible de vous écrire.
Je chargeai le Févre de vous instruire de mon départ; au lieu de prendre la route d'Anvers, où j'attendais une de vos lettres, nous prîmes celle de Gand; je mis donc à Gand une lettre pour vous à la poste à l'adresse de madame Santoc de Maisan. J'arrivai à Paris la veille de Noël. La première chose que j'ai faite a été de voir le père Tournemine. Ce jésuite m'avait écrit à la Haye le jour que j'en partis: il fait agir pour vous monsieur l’évêque d'Evreux votre parent; je lui ai remis entre les mains vos trois lettres, & on dispose actuellement monsieur votre père à vous revoir bientôt: voilà ce que j'ai fait pour vous, voici mon sort actuellement. A peine suis je arrivé à Paris que j'ai appris que monsieur L** avait écrit à mon père contre moi, une lettre sanglante; qu'il lui avait envoyé les lettres que madame votre mère lui avait écrites, & qu'enfin mon père a une lettre de cachet pour me faire enfermer. Je n'ose me montrer, j'ai fait parler à mon père, tout ce qu'on a pu obtenir de lui a été de me faire embarquer pour les îles; mais on n'a pu le faire changer de résolution sur son testament qu'il a fait, dans lequel il me déshérite. Ce n'est pas tout, depuis plus de trois semaines je n'ai point reçu de vos nouvelles, je ne sais si vous vivez & si vous ne vivez point bien malheureusement; je crains que vous ne m'ayez écrit à l'adresse de mon père, & que votre lettre n'ait été ouverte par lui. Dans de si cruelles circonstances, je ne dois point me présenter à messieurs vos parents, ils ignoreront tous que c'est par moi que vous revenez en France, & c'est actuellement le père Tournemine qui est entièrement chargé de votre affaire. Vous voyez à présent que je suis dans le comble du malheur, & qu'il est absolument impossible d’être plus malheureux, à moins que d’être abandonné de vous; vous voyez d'un autre côté qu'il ne tient qu’à vous d’être heureuse. Vous n'avez plus qu'un pas à faire: partez dès que vous aurez reçu les ordres de monsieur votre père, vous serez aux nouvelles catholiques avec mad. C**, il vous sera aisé de vous faire chérir de toute votre famille, & de gagner entièrement l'amitié de monsieur votre père, & de vous faire à Paris un sort heureux. Vous m'aimez, ma chère … vous savez combien je vous aime, certainement ma tendresse mérite du retour; j'ai fait tout ce que j'ai pu pour vous remettre dans votre bien-être. Je me suis plongé, pour vous rendre heureuse, dans le plus grand des malheurs, vous pouvez me rendre le plus heureux, de tous les hommes. Pour cela revenez en France, rendez vous heureuse vous même, alors je me croirai bien récompensé; je pourrai en un jour me raccommoder entièrement avec mon père, alors nous jouirons en liberté du plaisir de nous voir; je me représente ces moments heureux, comme la fin de tous nos chagrins, & comme le commencement d'une vie douce & aimable, telle que vous devez la mener à Paris. Si vous avez assez d'inhumanité pour me faire perdre le fruit de tous mes malheurs, & pour vous obstiner à rester en Hollande, je vous promets bien sûrement que je me tuerai à la première nouvelle que j'en aurai; dans le triste état où je suis, vous seule pouvez me faire aimer la vie; mais, hélas! je parle ici de mes maux, tandis que peut-être vous plus malheureuse que moi; je crains tout pour votre santé; je crains tout de votre mère, je me forme là-dessus des idées affreuses. Au nom de dieu, éclaircissez moi: mais hélas! je crains même que vous ne receviez point ma lettre. Ha! que je suis malheureux, mon cher cœur, & que mon cœur est livré à une profonde & juste tristesse. Peut-être m'avez vous écrit à Anvers ou à Bruxelles, peut-être m'avez vous écrit à Paris: mais enfin depuis trois semaines je n'ai point reçu de vos nouvelles. Ecrivez moi tout le plus tôt que vous pourrez à monsieur Du Tilly, rue Maubuë à la Rose rouge. Ecrivez moi une lettre bien longue qui m'instruise bien sûrement de votre situation. Nous sommes tous deux bien malheureux, mais nous nous aimons; une tendresse mutuelle est une consolation bien douce; jamais amour ne fut égal au mien, parce que personne ne mérite jamais mieux que vous d’être aimée. Si mon sincère attachement peut vous consoler, je suis consolé moi même. Une foule de réflexions se présente à mon esprit, je ne puis les mettre sur le papier; la tristesse la crainte, l'amour, m'agitent violemment; mais j'en reviens toujours à me rendre le secret témoignage que je n'ai rien fait contre l'honnête homme, & cela me sert beaucoup à me faire supporter mes chagrins; je me suis fait un vrai devoir de vous aimer, je remplirai ce devoir toute ma vie; vous n'aurez jamais assez de cruauté pour m'abandonner, ma chère …. ma belle maîtresse, mon cher cœur, écrivez moi bientôt, ou plutôt sur-le-champ: dès que j'aurai vu votre lettre, je vous manderai mon sort; je ne sais pas encore ce que je deviendrai, je suis dans une incertitude affreuse sur tout; je sais seulement que je vous aime: ha! quand pourrai je vous embrasser, mon cher cœur?
A***