A Paris, le 20 janvier 1714
J'ai reçû, ma chère …. votre lettre du premier de ce mois, par laquelle j'ai appris votre maladie: il ne me manquait plus qu'une telle nouvelle pour achever mon malheur; & comme un mal ne vient jamais seul, les embarras où je me suis trouvé, m'ont privé du plaisir de vous écrire la semaine passée; vous me demanderez quel est cet embarras, c’était de faire ce que vous m'avez conseillé; je me suis mis en pension chez un procureur, afin d'apprendre le métier de robin auquel mon père me destine, & je crois par là regagner son amitié.
Si vous m'aimiez autant que je vous aime, vous vous rendriez un peu à mes prières, puisque j'obéis si bien à vos ordres; me voilà fixé à Paris pour longtemps: est il possible que j'y serai sans vous! Ne croyez pas que l'envie de vous voir ici n'ait pour but que mon plaisir; je regarde votre intérêt plus que ma satisfaction, & je crois que vous en êtes bien persuadée; songez par combien de raisons la Hollande doit être odieuse. Une vie douce & tranquille à Paris n'est elle pas préférable à la compagnie de madame votre mère, & des biens considérables dans une belle ville, ne valent ils pas mieux que la pauvreté à la Haye? Ne vous piquez pas là-dessus de sentiments que vous nommez héroïques; l'intérêt ne doit jamais, je l'avoue, être assez fort pour faire commettre une mauvaise action; mais aussi le désintéressement ne doit pas empêcher d'en faire une bonne lorsqu'on y trouve son compte; croyez moi, vous méritez d’être heureuse, vous êtes faite pour briller partout, on ne brille point sans biens, & on ne vous blâmera jamais lorsque vous jouirez d'une bonne fortune, & vos calomniateurs vous respecteront alors; enfin, vous m'aimez, & je ne serais pas retourné en France, si je n'avais cru que vous me suivriez bientôt: vous me l'avez promis, & vous qui avez de si beaux sentiments, vous ne trahirez pas votre promesse: vous n'avez qu'un moyen pour revenir; mr le Normand, évêque d'Evreux en Normandie, est, je crois, votre cousin, écrivez lui, & que la religion & que l'amitié pour votre famille soient vos deux motifs auprès de lui; insistez surtout sur l'article de la religion, dites lui que le roi souhaite la conversion des huguenots, & que, étant ministre du seigneur, & votre parent, il doit, par toutes sortes de raisons, favoriser votre retour; conjurez le d'engager mr votre père dans un dessein si juste; marquez lui que vous voulez vous retirer dans une communauté, non comme religieuse pourtant, j'ai garde de vous le conseiller: ne manquez pas à le nommer monseigneur. Vous pouvez adresser votre lettre à monseigneur l’évêque d'Evreux, à Evreux en Normandie. Je vous manderai le succès de la lettre que je saurai par le père Tournemine: que je serais heureux, si après tant de traverses, nous pouvions nous revoir à Paris! Le plaisir de vous voir réparerait mes malheurs, & si ma fidélité peut réparer les vôtres, vous êtes sûre d’être consolée: en vérité ce n'est qu'en tremblant que je songe à tout ce que vous avez souffert, & j'avoue que vous avez besoin de consolation; que ne puis je vous en donner en vous disant que je vous aimerai toute ma vie. Ne manquez pas, je vous en conjure, d’écrire à l’évêque d'Evreux, & cela le plus tôt que vous pourrez: mandez moi comment vous vous portez depuis votre maladie, & écrivez moi à mr de Saint Fort, chez mr Alain, procureur au Châtelet, rue pavé S. Bernard. Adieu, ma chère …. vous savez que je vous aimerai toujours.
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