Je suis bien glorieux Monsieur mon très honoré et très cher ami, de ce que, nonobstant le nombre de vos Travaux pénibles, sérieux & très importants, et en dépit des amusements, sans doute aussi attrayants que fréquents, Vous avez voulu me sacrifier quelques uns de vos moments pour me régaler de votre charmante Lettre; Lettre digne de Vous, tant pour la solidité des réflexions sur les foibles du Coeur humain, et sur le Goût dépravé d'une nation qui prétend pourtant être le modèle du bon Goût que pour le Tour heureux, énergique & unique de vos expressions.
Je l'ay luë dans nos deux Cotteries et depuis ce Tems on me la demande de toute part; mais je ne trouve pas à propos de m'en désaisir, et je ne la lis qu'à des personnes qui méritent de l'entendre.
Mr de Voltaire & ses Coacteurs doivent être plus glorieux de vôtre suffrage seul que de celui de tout le reste de la Ville. Ils peuvent être assurés que le vôtre n'est point fondé sur le préjugé, ni sur une Connoissance superficielle, ni sur le Bon ton, mais que c'est la Vérité qui Vous l'a dicté.
Il est étonnant, je l'avoue, qu'on ait pu joindre à Zaïre (pièce parsemée des plus beaux sentiments de Religion) une farce aussi ridicule que l'est la ser: pad: Cependt je m'en étonne moins que lors que j'entens dire: ‘Après telle Tragédie remplie des sentiments les plus héroïques, on a donné telle ou telle fadaise pour petite pièce’. Je comprens fort bien que tout François du bon ton réel & son imitateur manqué, dont l'Essenciel est de mépriser la Religion, de l'abandonner au Peuple, & de ne respirer que le plaisir, se hâte à détruire par du badin, du libre, &c. les impressions religieuses, sérieuses, & par là incommodes qu'il peut avoir reçuës presque malgré Lui. Mais que les françois, qui prétendent presque touts être héros, puissent goûter que par des fadaises, des sottises, des friponneries &c. on efface de Leur Coeur les grands sentiments héroïques qu'on vient de leur inspirer, c'est ce qui me passe….
J'ay l'honneur d'être avec une Considération égale à mon parfait et invariable attachement
Monsieur mon très honoré et très cher Ami
Votre très humble et très obéissant serviteur
J. R. Sinner
Berne le 24 févrr 1757
Que je suis charmé de votre Conoissce avec Mr Tronchin!