1762-09-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je reçois la Lettre de mes divins anges du 7e Sept: avec les plus tendres remerciements.
Madame Scaliger a donc aussi une fluxion; je la plains bien, non pas à cause de ma triste expérience, mais par extrême sensibilité. Cependant, il y a fluxion et fluxion; j'en connais qui rendent sourd et borgne vers les 69 ans, et qui glacent ce génie que vous prétendez qui me reste. Je ne suis par trop actuellement en état de raboter des vers. J'attends quelques petits moments favorables pour obéïr à tout ce que mes anges m'ordonnent. Mais si malheureusement mon imbécilité présente se prolongeait, ne pourait-on pas toujours jouer Mariamne à Fontainebleau, en attendant que le sens commun de la poësie me fût revenu?

La barque à Tronchin est extrêmement jolie, elle semble convenir très fort à celui qui sauve les gens de la barque à Caron.

J'ai écrit à l'Electeur palatin, pour lui demander en grâce qu'il empèche par son autorité Electorale, que Cassandre ne soit livré au bras séculier, et imprimé; il m'a déjà promis d'avoir cette attention, et je me flatte qu'il tiendra sa parole.

Il a fait en dernier lieu exécuter Tancrède d'une façon qui ne laisse pas soupçonner qu'on viole la terrible unité de lieu. On voit la maison d'Argire, un Temple, l'hôtel des chevaliers, et deux rues. Voilà le goût antique dans toute sa régularité.

Je relis la Lettre de mes anges. Je soupçonne qu'il y a quelque malentendu dans la copie de Mariamne que j'ai envoyée, et dès que j'aurai la tête moins emmitouflée je reverrai ce procez avec attention.

Celui des Calas me parait en bon train, grâce à vôtre protection. La pauvre veuve est une petite huguenote imbécile, mais elle n'en est pas moins infortunée et moins innocente, et L'arrêt de Toulouse n'en est pas moins abominable. Je ne connais ni le nom du raporteur, ni celui des juges, tant la veuve a pris soin de me bien informer. (Je les sais a présent). J'attendrai patiemment le mémoire de Mariette, mais je vous avoue que j'attends avec impatience celui d'Elie.

Ne faudra t'il pas, quand les juges seront nommés, les faire solliciter fort et longtemps, soir et matin, par leurs amis, leurs parents, leurs confesseurs, leurs maîtresse? Ceci est la cause du bon sens contre l'absurdité; et de l'humanité contre la barbarie fanatique. Il sera bien doux de gagner ce procez contre les pénitens blancs. Est-il possible qu'il y ait encor de pareils masques en France?

Avant d'achever de dicter cette rapsodie, je fais une réflexion que je soumets à mes anges. C'est que si mr de Chenevières prend sur lui d'écrire à M. L'Electeur Palatin, celà ne pourait-il pas indisposer S: A:? trouvera t'elle bon que je paraisse douter de sa parole, et que je lui fasse écrire par les bureaux de Versailles?d Cette démarche me parait bien peu convenable.

Mes anges il y a longtemps que j'ay envie de vous écrire sur le philosophe qui veut épouser. Voicy l'état des choses. Quand l'extrême protection et la grande considération qu'on me prodiguait, força ma modestie à quitter la France j'avais des rentes viagères, et de l'argent comptant. Je me suis défait de ce dernier embaras en assurant à madame Denis environ seize mille livres de rente, j'en ay donné trois à madame de Fontaine, j'en ay assuré quinze cent livres ou environ à melle Corneille. Le reste a été englouti en maisons, châ-taux, meubles et téâtre. Je ne sçais pas encore ce qui reviendra à melle Corneille de l'édition de Pierre, mais je crois que cela luy formera un fonds d'environ quarante mille livres. Je lui donnerai une petite rente pour ma souscription. Il ne faut pas se flatter que je puisse davantage. Ne comptons même l'édition de Corneille que pour trente mille livres, afin de ne pas porter nos espérances trop haut, et de n'être pas obligez de décompter.

Si le philosophe est vraiment philosophe, et veut demeurer avec nous, jusqu'à ce que son père luy cède son châtau, il jouira d'une assez bonne maison. Mais qu'il ne croye pas épouser une philosophe formée. Nous commençons à écrire un peu, nous lisons avec quelque peine, nous aprenons aisément des vers par cœur et nous ne les récitons pas mal. La santé est très faible. On a été nouée très longtemps, on craint même que la conformation ne soit pas favorable au mariage. Le caractère est doux, gay, caressant. Le mot de bonne enfant semble avoir été fait pour elle. J'ay rendu un compte fidèle du spirituel et du temporel, du phisique et du moral, et je m'en tiens là, en m'en remettant à la providence.

Voilà les juges nommez pour la révision du procez des Calas. On est instruit du nom des juges, on espère que nos anges protecteurs les feront bien solliciter, et on se flatte que la cause elle même les sollicite.

M'est-il permis d'insérer icy ce petit billet pour l'abbé Mignot?

Mille tendres respects.

V.