1764-06-30, de [unknown] à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ai parcouru, monsieur, votre édition de Corneille en douze gros volumes in 8º.
Je vous dirai sans détour et sans ménagement l'impression qu'elle ma faite et qu'elle fera, je crois sur tous ceux qui la liront, pour peu qu'ils aient de sens, de lumières, et de goût.

1º. Vous êtes bien le maître d'employer pour vos propres ouvrages une orthographe bizarre, savois, disais, connaître; mais comment avez vous osé faire imprimer ainsi les œuvres de Corneille? N'est il pas étrange que ce grand homme qui pense autrement que vous, orthographie comme vous? Peut-être avez vous prétendu par là faire passer cette belle invention, qui n'en est pas moins une, et que vous avez renouvelé de trois ou quatre auteurs qui avaient les mêmes idées que vous et avant vous. Car le génie créateur vous manque, même pour les innovations vicieuses.

2º. C'était bien la peine de faire sonner si haut l'entreprise de cette édition. Vous vouliez, disiez vous, venger Corneille, que vous trouviez, dans toutes les précédentes, imprimé en mauvais caractères et en mauvais papier. Ce projet, quoiqu'il ne fût pas encore de vous, était louable; mais d'après la manière dont vous l'avez exécuté, je ne puis vous dissimuler qu'on désirerait que vous ne vous en fussiez pas chargé. Quoi mr vous réimprimez ce grand homme pour rabaisser sa gloire, pour relever ses défauts, pour faire de ses écrits une critique injuste, ou plutôt une satire amère! Ce procédé est inhumain. Par quelle fureur attaquez vous toujours ceux que vous ne pouvez égaler! Parce que vous n'avez jamais su faire un ode, fallait il vous acharner contre Rousseau qui en a tant fait de sublimes? A peine Crébillon a-t-il fermé la paupière, qu'on le déchire sous prétexte de le louer; je connais l'auteur de cet éloge prétendu; ne me forcez pas de dévoiler mon secret.

3º. Vous nous prenez apparemment pour des Visigots avec vos remarques. Est-ce que nous ne savons pas aussi bien que vous que le style de Corneille a vieilli; que des tours, des expressions, des constructions qu'il a employées, sont proscrites par l'usage, et seraient aujourd'hui des solécismes? Vous avez beau répéter fastidieusement que c'est pour les étrangers et pour les jeunes gens que vous écrivez. Est-ce que les étrangers et les jeunes gens ignorent qu'on n'écrit pas aujourd'hui en français comme on écrivait il y a plus de cent ans? Votre intention perce à travers le masque dont vous vous couvrez. Vous avez voulu par vos remarques écarter de la scène les chefs d'œuvre de notre théâtre, persuader aux comédiens et au public que ce sont des écrits informes et barbares. Grâce au goût de la nation on ne vous en croira pas sur votre parole, et nous saurons toujours mettre de la différence entre un homme de génie et un homme qui n'a que de l'esprit.

4º. Votre dessein se découvre surtout par l'affectation que vous avez d'accabler de notes critiques les plus belles pièces, les plus belles scènes, les plus beaux endroits de Corneille, et de laisser sans observations ce qui ne vous cause point d'ombrage, c'est à dire, les pièces qu'on ne joue plus, et dont souvent une scène vaut mieux que tout ce qui s'est fait depuis, en exceptant Racine.

5º. La préférence que vous semblez donner à ce de dernier sur Corneille ne nous en impose point. On voit partout ce que vous en dites, que vous voulez faire entendre que le seul mérite d'un auteur dramatique est l'élégance du style, et cela, parce que vous savez qu'on accorde ce mérite à quelques unes de vos pièces de théâtre.

6º. Vous ne vous êtes pas contenté d'attaquer Pierre Corneille. Il existait deux belles tragédies de Thomas, qui n'avait rien à faire à cette querelle; mais il jouissait d'un peu de gloire; il n'est pas étonnant que vous ayez cherché à la détruire, en faisant entrer ces deux tragédies dans votre édition, et en les chargeant de commentaires, dont le résultat est que ce sont deux drames très médiocres.

7º. Que diriez vous mr, si l'on entreprenait une édition de vos ouvrages dans le même goût, si l'on s'attachait à montrer vos fautes de langage, vos solécismes, vos plagiats, votre ignorance & & & & &? Quels cris de fureur ne jetteriez vous pas? Aussi pourquoi avez vous l'imprudence d'ouvrir vous même cette carrière?

8º. D'après ces considérations je vous conseille, mr, de faire ce que vous avez fait tant de fois, de n'avouer cette édition qu'en la désavouant.