1767-10-29, de János Fekete, count of Galànta à Voltaire [François Marie Arouet].
Homme divin, dont la muse polie
Me trace en vers charmants,
Une lignée plus jolie
Que celle, dont des grands
L'âme stupide, est tant enorgueillie;
Permets, qu'en bon chrétien
Je te rende le tien;
Emporté par la politesse
Tu veux me céder tes aïeux
Mais d'Orphée, & d'Ovide, on ne voit la noblesse
Que dans tes vers harmonieux.
Esprit plus étendu, que ces dignes ancêtres,
Tu sus monter la lyre à cent tous différents,
Et surpassant les plus grands maîtres
Changer de style, au gré de tes talents.
Orphée fit, dit on, danser les arbres,
Par ses sons enchanteurs,
Mais les tiens aux plus dures marbres
A la finance même, ont arraché des pleurs.
Quand l'aimable Zaïre, ou bien Amenaide
Faisaient sentir à tous les cœurs
D'un amour que la vertu guide
Les touchantes douceurs.
Ovide en fort beaux vers apprit à la jeunesse
L'art dangereux d'aimer;
Mais exilé dans sa vieillesse,
Il ne sut qu'en pleurant, tristement déclamer,
Et pour fléchir Auguste, employer la bassesse.
Pour toi, après tant de travaux,
Toujours également vertueux, & sublime,
Tu sais emporter aux tombeaux,
Les noms flatteurs, de citoyen sans crime,
Et d'auteur sans défauts.
En dépit de l'ancien Zoile
Et de tous les nouveaux
Dont, ta gloire, excite la bile,
Et qui par leur haine imbécile
En sont les fleurons les plus beaux.

Oui, monsieur, tant que les Visigots, les Ostrogots & les Huns, mes compatriotes, redevenus entièrement barbares (ces derniers n'ont pas beaucoup de chemin à faire) ne viendront pas remettre l'Europe dans l'état d'ignorance, dont on a eu tant de peine à la tirer, votre nom, ce nom illustre par tant d'ouvrages excellents en tout genre, sera respecté et chéri de tous les honnêtes gens; je ne me lasserai jamais de le dire, il n'y en a aucun, qui ne porte l'empreinte de votre coeur, de ce coeur vertueux, qui a si souvent payé les dettes de votre esprit. Les cagots fâchés d'être démasqués, les mauvais auteurs désespérées de ne pouvoir vous égaler, ne pouvant offusquer votre gloire, osèrent calomnier votre caractère; Vous aviez beau prêcher les charmes de l'amitié, l'amour des humains, l'horreur de l'ingratitude, vous deviez être ingrat, inhumain & dangereux ami. Vos indignes rivaux sont même quelquefois parvenus à vous susciter des persécutions; mais

Tel qu'un chaire affermi par les ans
Bravant la tempête, & l'orage,
Voit se fondre à ses pieds, les glaçons menaçants
Sans être effleuré de leur rage
Vous vîtes s'émousser leurs efforts malfaisants
Votre château, l'asile respectable
De la vertu, du malheur, des talents
Est la retraite aimable
Qui vous garantit des méchants.

Puissiez vous y boire encore longtemps de mon vin, car je vous supplierai, monsieur, de vouloir me permettre, de vous envoyer tous les ans, la même petite provision, trop heureux si vous le trouvez à votre gré. Je pardonne à ma sale & barbare patrie tous ses défauts, si son vin prolonge vos jours précieux, & je crois qu'elle méritera par là bien plus de reconnaissance de la république des lettres, que si elle avait cent poètes, autant d'orateurs, autant d'historiens.

Je reçois dans l'instant vos Scythes. Je vais les dévorer, sûr d'y retrouver le grand, l'imitable Voltaire; permettez que j'interrompe ma lettre, pour ne pas différer le plaisir, que me va donner cette lecture.

Mes larmes, monsieur, sont le seul jugement que j'ose vous offrir de cette tragédie, un jeune apprenti n'apercevra peut-être pas toutes les beautés délicates, de l'arrangement, de l'invention, ou de l'élocution, mais le charme invincible du naturel, du vraiment tragique, ira au cœur de l'écolier, comme à celui du maître, & c'est ce qui me donne le droit d'être aussi touché de cette pièce qu'aurait pu l'être feu Crebillon.

Indatire me plaît, sa valeur me ravit
Son cœur sans art, son amour m'intéresse
Mais Obeide m'attendrit
Par sa vertu, comme par sa tristesse,
Atamare, étourdi, fougueux,
Que l'amour seul inspire
Est pourtant vertueux
Jusqu'en son plus ardent délire,
Hermodan est un Scythe, & c'est le peindre assez
Sa fermeté noble, altière,
Ne prend point ces airs compassés
Que donnent aux héros, ces auteurs insensés
Qu'à Babillone, on voit dans la carrière
Aussitôt parus qu'éclipsés;
Zosame est un Persan, qui n'est pas fait pour l'être
Courtisan malheureux
D'un tyran, d'un indigne maître,
Il commence à se croire heureux,
Quand loin des cours, & de leur esclavage
Il rencontre la liberté
Ce bien si cher au sage
Que méconnaît des grands le vulgaire hébété;
Et je retrouve enfin dans cette tragédie
Cet esprit vaste & créateur
Dont la main sûre, autant qu'hardie,
Brave l'ennuyeuse fadeur
De la route établie,
Et que l'on voit souvent, au gré de nos désirs
De l'art élargir les limites,
Pour nous chercher d'autres plaisirs
Au delà des bornes prescrites.

Le bonheur que j'ai eu de recevoir cette tragédie m'enhardit, monsieur, à vous supplier, de vouloir bien m'envoyer vos productions nouvelles, tout ce qui a paru jusqu'à l'année soixante, je le possède, malgré la difficulté, que l'on a d'avoir quelques uns de vos ouvrages, en ce pays ci: le moyen le plus sûr de me faire tenir ces paquets, serait de les adresser simplement à monsieur de . . ., sans y mettre mon nom, en le priant par un mot de lettre, de vouloir bien les faire remettre à la personne, qui en a eu d'autres de votre part, par son canal. Daignez m'accorder cette grâce, monsieur, ainsi que celle de vouloir bien m'instruire en m'honorant de vos lettres.

J'ai pris, il est vrai, le parti des armes, préférablement à la robe, après avoir fait quelques vers encore moins bons, que les premiers essais du philosophe de Sans Souci; mais je ne prétends pourtant pas à la gloire sublime, de marcher à côté de ce héros dans l'épineuse carrière de la guerre. Il possédait un trésor, plus précieux, à mes yeux, que tous ses lauriers, il avait un ami dans un sage, il ne sut le conserver; pour moi, quoique je ne puisse guère espérer d'être plus qu'un médiocre officier de cavalerie, je tâcherai de mériter toute ma vie l'honneur de votre amitié, & laissant aux chambellans, de je ne sais quel roi du nord le titre de vostra coglionera, & à ceux, qu'une clef de bronze doré pare au levant, celui de vostra bestialita (qui leur est bien plus justement due, que celui de vostra santita à un vieux prêtre d'Italie, qui est souvent très profane) je borne toute mon ambition à être digne de celui

monsieur,
de votre très humble & très obéissant serviteur &c.

P.S. Oserai-je vous supplier, monsieur, de présentet mes respects à madame Denis & au sang du grand Corneille. Tout ce qui vous appartient, tout ce qui vous est cher, est digne des hommages de l'univers.

Excusez la mauvaise écriture & les fréquentes corrections, c'est mon propre griffonnage. Les copies que j'ai eu l'honneur de vous envoyer de mes bagatelles, fourmillent de fautes contre la versification, contre la construction & contre l'orthographe; je vous supplie de daigner les corriger, celles de génie m'appartiennent & il faut les laisser. Je joins ici une nouvelle pièce, fruit de l'ennui de mon quartier, la haine contre le mariage l'a dictée, sans l'aveu d'Apollon.