à Gotha 28 juin 1764
Votre ombre Monsieur, si ombre il y a, est bien la plus aimable de toutes les ombres possible, et je défie touts les corps les mieux organisés et les plus spirituellement animés, de surpasser cette ombre, que je chéris et que j'estime de toutes mes facultés.
Je suis agréablement flattée de ce que Vous daignés encor Vous souvenir de moi, surtout Monsieur après un si long silence, qui m'a bien coûté et que je n'ai pas osée rompre par la crainte de Vous devenir importune. Je partage bien sincèrement Votre joye et Votre gloire au sujet de l'infortunée famille des Calas. C'est bien Vous, c'est bien Votre bienfaisance et Votre éloquence mâle et généreuse qui l'avés secourue et protégée. Pour l'honeur de l'humanité il eût été à souhaiter que l'arrêt barbare des juges de Toulouse eût pû être cassé deux ans plustôt; mais enfin il est toujours beau et magnanime de la part du Roi et de son conseil de l'avoir fait encor, et aussi promtement qu'il leur a été possible. Mais j'en reviens sans cesse à Vous, sans Vous Monsieur l'iniquité triomphoit et l'inocence périssoit. Cette protection équitable et généreuse de Votre part Vous gagne l'admiration et l'amour de touts les siècles, et une imortalité presque plus sûre encor, que celle que Vous procure la Henriade. Sans doute j'aurois voulue contribuer au salut de cette famille oprimée, et si je ne l'ai pas fait efficassement ce n'est assurément pas la faute de mon pauvre coeur. Je Vous avoue Monsieur que je ne prens guère d'intérêt aux troubles de la Pologne: je m'ocupe bien plus agréablement et plus volontier de Vos comentaires sur les oeuvres de Corneille. Je trouve Votre critique juducieuse et instructive, cependant je Vous l'avoue ingénument que je l'eusse désirées un peu moins sévère pour les cendres de ce grand home. Peutêtre ai je tort de juger ainsi, mais plus je Vous considère et Vous admire mon cher et digne Ami et moins je suis capable de feindre avec Vous. La chère grande Maitresse des coeurs est come à l'ordinaire infiniment touchée de Votre souvenir et toujour dans l'entousiasme dés qu'il est question de Vous et de Votre mérité, et malgré sa douleur qui l'acable, et qui me désole, elle Vous chérit véritablement. Vous ignorés peutêtre Monsieur qu'elle a perdue il y a six mois sa fille unique qu'elle avoit avantageusement établie quinze mois avant sa mort, qui étoit bien aimable, et très estimée de tout le monde, et que la pauvre mère pleurera tout le reste de sa vie. Jugés par là Monsieur de ma tranquilité. Hélas Monsieur les aparences sont bien trompeuses dans ce monde, et le bonheur bien inutilement à chercher. Toute ma famille Vous chérit et Vous honore, à comencer du Duc jusqu'à mon petit benjamin, qui par parenthèse est devenu grand come Père et mère. Soyés persuadés Monsieur come je le suis, que l'amitié vive et sincère que nous Vous portons touts s'étendra j'en suis sûre jusqu'à ma race future, et je désavouerai mon sang, je le méconoitrois, s'il pouvoit penser et sentir autrement pour Vous que je le fais. C'est avec ces sentimens que je suis éterenellement Votre affectionnée amie.
LD