1764-03-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Philippe Fyot de La Marche.

Mon respectable et digne magistrat, mon vrai philosophe, je ne serais pas dans ma chaumière, je serais à présent dans vôtre palais de La Marche, si j'avais de la santé et des yeux.

De quel neveu me parlez vous, s'il vous plait? car il me semble que vous en avez plusieurs. Tout ce que je souhaitte à vos neveux, à vos fils, à vos petits fils, c'est qu'ils vous ressemblent tous.

Monsieur le premier président actuel du parlement de Bourgogne parait imiter vos bontés pour moi; il daigne prendre le parti de mon petits païs de Gex, celui de made Denis et le mien, contre la rapacité des gens d'Eglise. Il se prête aux vues de Mr le Duc De Praslin, qui veut bien soutenir nos droits; ainsi je suis fait pour avoir obligation à tout ce qui porte vôtre nom.

Que je vous loue, mon respectable magistrat, de passer vos jours à la Marche! Est-ce dans vôtre belle maison que se fera le mariage? Vous faittes de si jolis vers pour le Roy de Pologne, que sûrement vous ferez l'Epithalame. Vous n'aurez chez vous que des occupations agréables, tandis que dans Paris tout est en rumeur à l'occasion des Jesuites; on emprisonne, on éxile; c'est le revers de ce qui se passait du temps de frère Le Tellier, confesseur de Louïs 14. Ce maraut prodiguait les lettres de cachet contre les ennemis des Jesuites, et aujourd'hui on les prodigue contre leurs partisans.

Je crois vous avoir dit plus d'une fois qu'on finirait par lapider ces bons frères avec les décombres de Port-roial. Le cas est arrivé. Il faut dans ce monde que chacun ait son tour. On dit que Mr le Duc de Lavauguion est éxilé; la cour n'a que des orages; la paix et le bonheur sont chez vous.

Vous avez la bonté de me parler de cette petite rente. Je l'ai paiée à made Dupuits, et puis que vous voulez me rembourser, je vous suplie de faire tenir à vôtre loisir, cette somme à Mr Propiac, receveur général du domaine à Dijon, pour la faire parvenir à Mr Camp, mon banquier à Lyon, associé de mr Tronchin. Je reconnais la bonté de vôtre cœur à cette attention; vous avez pitié d'un pauvre homme qui bâtit dans un païs barbare, et qui s'est chargé d'une famille assez considérable; car j'ai chez moi mr et made Dupuits et leur sœur, outre un cousin de vingt trois ans paralitique pour le reste de sa vie. J'ai deplus un aumônier Jesuite, ou ex-Jesuite que vous connaissez peutêtre, il a longtemps professé à Dijon; ce n'est pas un père Porée, mais aussi il n'en a pas le fanatisme, car ce pauvre père Porée, tout homme d'esprit qu'il était, croiait à toutes les bètises de la théologie, et qui pis est, il avait le malheur de s'en piquer. Vous mon vrai philosophe qui avez de la vertu sans superstition, c'est auprès de vous que je voudrais vivre et mourir. Pardonnez si je vous assure de mon tendre respect par une autre main que la mienne. Je ne suis pas encor en état d'écrire.

V.