1763-02-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

En réponse à la lettre du 8 janvier qui était probablement
du 9 février puisqu'elle a été reçue le 14 février

Mes anges, maman Denis est toujours malade, moi aveugle, et le tuteur de mr Dupuits sourd. Tout cela a dérangé notre petite fête à la Pompignan.Nous n'avons point tiré de canon, maman n'a point soupé, et on s'est marié sans cérémonie.

Je réponds à la lettre dont made D'Argental honore ma nièce. Elle me l'a montrée, et j'ai été très affligé qu'elle ait pu s'attirer quelques reproches en vous donnant, sans me consulter, des paroles qu'elle ne pouvait pas donner, et qui ne dépendent point du tout d'elle. Elle m'a répondu que dans sa lettre du 6 janvier elle avait eu l'honneur de vous écrire nos intentions; mais des intentions ne sont pas un contrat. Nous avons eu beaucoup de peine à faire regarder par ce tuteur de m. Dupuits l'espérance de la vente d'un livre comme une dot. Ce sourdaud est un vieux marin, à peu près de mon âge, et plus difficile que moi en affaires. Son neveu a un très joli bien, précisément à ma porte; il était parfaitement informé de la condition du père et de la mère, qui ne descendent point de Pierre Corneille et qui ne participent en rien aux prérogatives de la branche éteinte. C'est par parenthèse une obligation que nous avons à Fréron qui eut, il y a plus d'un an, l'insolence impunie d'imprimer dans ses feuilles, que le père de melle Corneille était un facteur de la petite poste, à cinquante francs par mois, et cette injure personnelle nous fit manquer alors un mariage. Celui-ci est beaucoup plus avantageux que celui qui fut manqué; mais nous n'aurions jamais pu parvenir à le faire, si nous avions insisté sur le partage du produit des souscriptions que le tuteur a regardé et regarde encore comme un objet fort mince.

Le Cramer que vous voyez à Paris avait offert de donner quarante mille francs du produit des souscriptions, et de la vente de l'édition, et ensuite il avait laissé tomber cette offre. On savait très bien dans Geneve que nos seigneurs de France avaient donné leurs noms, et rien de plus, et qu'un d'eux ayant souscrit pour vingt louis d'or, en avait payé un. Les Cramer avaient fait retentir que m. le contrôleur général avait demandé deux cents exemplaires, payables en papiers royaux, à huit francs l'exemplaire au dessous de la valeur; et ce n'est qu'après les fiançailles que nous avons appris les nouvelles offres de mr Bertin.

Les Anglais qui sont à Geneve se moquaient un peu de notre générosité française. On nous disait encore que les libraires de Paris ayant dans leurs magasins deux éditions de Corneille qui pourrissent, se plaignaient continuellement de la nôtre, et empêchaient plusieurs personnes de souscrire. Le sr Philibert Cramer était trop occupé des plaisirs de Paris pour me rendre le moindre compte pendant que je travaillais nuit et jour à des commentaires très fatigants qui me font enfin perdre les yeux.

Si dans de pareilles circonstances, j'avais voulu couper en deux la partie de la dot, fondée sur les souscriptions, soyez très sûrs, mes anges, qu'on m'aurait remercié sur le champ en se moquant de moi. Le père et la mèrede made Dupuis n'y perdront rien; leur fille les a nourris du bout de ses dix doigts, avant qu'ils eussent été présentés à m. de Fontenelle. Elle ne manquera jamais à son devoir, et j'y mettrai bon ordre. Le contrat est fait dans la meilleure forme possible. Ne troublons point les plaisirs de deux amants, et jouissons tranquillement du fruit de nos peines, et de la consolation que me donne made Dupuis dans ma vieillesse.

Au reste je dois vous dire mes anges, et je crois vous avoir déjà dit, que j'avais assigné mille livres par année sur la terre de m. de la Marche. Cela est d'autant plus convenable, que m. Dupuis étant établi en Bourgogne sera plus à portée de recevoir cette partie de la dot de sa femme. Ainsi je compte que m. de la Marche voudra bien avoir la bonté de m'envoyer l'acte qu'il m'a promis; je n'ai actuellement aucun titre, lui ayant renvoyé ses billets; et si nous mourrions actuellement lui et moi, comme cela est très possible, ce fonds de vingt mille livres serait entièrement perdu. J'ose vous supplier de vouloir bien dans l'occasion en rafraîchir la mémoire de m. de la Marche avec votre bonté et votre prudence ordinaires.

Permettez moi de vous supplier encore d'empêcher Philibert Cramer de faire présenter aux spectacles et aux promenades, des billets de souscription, comme des billets d'huîtres vertes. L'ami Fréron ne manquerait pas d'en faire de mauvaises plaisanteries dans ses belles feuilles.

On m'a mandé que l'affaire des Calas avait été rapportée par m. de Crosne, et qu'il a très bien parlé. Je vous assure que toute l'Europe a les yeux sur cet événement.

J'ai lu le second appel à la raison; je ne sais rien de si insolent et de si maladroit. Les jésuites ont des amis dans le parlement de Bourgogne, mais certainement ils n'en auront plus quand on connaîtra ce libelle. Ils étaient des tyrans du temps du père le Tellier; ils ne sont aujourd'hui que des fous. J'ai un jésuite pour aumônier, mais je donnerais volontiers ma voix pour abolir l'ordre. Je n'ai vu qu'une seule bonne chose dans tout ce qu'ils ont écrit, c'est qu'ils ont prouvé invinciblement ce que j'avais déjà dit dans quelques petites réflexions sur Pascal, que les jacobins avaient écrit plus de sottises qu'eux. J'ai eu le plaisir de vérifier dans st Thomas le docteur angélique, toute la doctrine du régicide; que conclure de là? qu'il serait très expédient de se défaire de tous les moines, et de se défier de tous les saints.

Je me mets au bout de vos ailes. Made Denis a été bien malade et l'est encore; nous sommes tous bien fâchés.

V.