1762-12-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

O mes anges vous avez entrepris d'affubler melle Corneille du sacrement du mariage, seul sacrement que vous devez aimer.
Mon demi philosophe que vous m'avez dépêché, n'est pas demi pauvre, il l'est complètement. Son père n'est pas demi dur, c'est une barre de fer. Il veut bien donner à son fils mille livres de pension, mais en récompense il demande que je fasse de très grands avantages, de sorte que je ne suis pas demi embarassé. Je n'ay presque à donner à melle Corneille que les vingt mille francs que j'ay prétez à m. le pd de la Marche qui devraient être hippotéquez sur sa terre de la Marche, et sur les quels mr de la Marche devrait s'être mis en règle depuis un an, au lieu que je n'ay pas même de luy un billet qui soit valable. Cela s'est fait amicalement et les affaires doivent se traitter régulièrement.

Ces vingt mille francs donc, 1400lt de rente déjà assurez, environ 40000lt de souscriptions, le marié et la mariée nouris, chaufez, désaltérez, portez pendant notre vie, c'est là une raison qui n'est pas la raison sans dot, et si un père qui ne donne rien à son fils le philosophe, trouve que je ne donne pas assez, vous sentez mes anges que ce père n'est pas un homme accomodant.

Cependant il faut tâcher de faire réussir une affaire que vous m'avez rendue chère en me la proposant.

Notre futur a fait noblement son métier de meurtrier, tout comme un autre, mais il me parait trop philosophe pour aimer beaucoup l'employ de tuer du monde pour de l'argent et pour une croix de st Louis. Je le crois très propre aux importantes négociations que nous avons avec la petitisime, et pédantissime république de Geneve. Voicy un temps favorable pour employer ailleurs mr de Montpéroux, résident à Geneve. Il y a bien des places dont monsieur le duc de Prâlin dispose. Il me semble que si vous vouliez placer à Geneve notre futur, vous obtiendriez aisément cette grâce de M. le duc de Pralin. Rien ne serait plus convenable pour les genevois et pour moy, et surtout pour madame Denis qui commence à trouver les hivers rudes à la campagne au milieu des neiges. Mademoiselle Corneille vous devrait son établissement: made Denis et moy nous vous devrions la santé, mr de Vaugrenant vous devrait tout. Voyez anges bienfaisants si vous pouvez faire tant de bien, si mr le duc de Pralin veut s'y prèter. Vous pouvez faire quatre heureux, et c'est la seule manière de célébrer ce beau sacrement de mariage sous vos auspices. Sans cela l'inflexible père ne donnera point son consentement, et voicy comme il raisonne. L'argent des souscriptions est peutêtre peu de chose; et l'on ne saura que dans dixhuit mois à quoy s'en tenir. On ne peut guères articuler dans un contract de mariage l'espérance d'un produit de souscriptions pour un livre imprimé par des génevois. Les 1400lt de rente qui apartiendront à melle Corneille ne sont que viagères, elle n'aura donce que quatre mille livres de rente à stipuler réellement.

Il poura même pousser plus loin ses scrupules s'il sait que le premier présidt actuel de Dijon dispute à son père jusqu'à la propriété de la terre de la Marche. Notre sacrement est donc hérissé de difficultez, et touttes seraient applanies par l'arrangement que j'imagine. Le sort de Melle Corneille est donc entre les mains de mes anges.

Je baise le bout de leurs ailes avec plus de ferveur que jamais. Il est vrai que je ne leur envoye point de tragédie pour les séduire. Je suis occupé à présent à faire un parc d'une lieue de circuit qui a pour points de vue, en vingt endroits, dix, quinze, vingt, trente lieues de paysage. Si je peux trouver d'aussi belles situations au téâtre, vous aurez des drames, mais laissons passer les plus pressez, et faisons nous un peu désirer. Je sçais bien que M. de Marigni ne m'élèvera point de mausolée, mais mes anges diront, il avait quelque talent, et il nous aimait.

Au reste je n'ay confié à personne qu'à vous mes propositions politiques. Tâchez de faire notre affaire. Si vous voulez que Mr de Vaugrenant et melle Corneille fassent des philosophes et des faiseurs de tragédies donnez nous la résidence de Geneve.

Mes anges faites comme vous voudrez, comme vous pourez. Pour moy je suis à vos ordres, à vos pieds, à vos ailes jusqu'au dernier moment de ma vie.

N. b. me Denis et melle Corneille ne sont pas si contentes que moy du demi philosophe. Elles le trouvent sombre, diuruscule, peu poli, peu complaisant, marchandant, et marchandant mal. Mais si la résidence génevoise était attachée à ce mariage, nos dames pouraient être plus contentes. Enfin ordonez.

V.