1763-01-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

Divins anges! vous peignez les seigneurs genevois du pinceau de Rigaud.
Nous verrons si le prince fera donner de bons ordres pour les souscriptions.

Je me hâte de justifier madlle Corneille que vous accusez avec toutes les apparences de raison, or vous sçavez qu'il ne faut pas toujours condamner les filles sur les apparences. Il est vrai qu'elle a fait plus de progrès dans la comette et le Trictrac que dans l'ortographe, et qu'elle met la comette pour neuf plus aisément qu'elle n'écrit une Lettre. Mais le fait est, qu'à l'aide de made Denis, qui lui sert en tout de mère, elle est venue à bout d'écrire à son père, à sa mère, et à mesdlles Felix et De Vilgenou. Nous avons chargé du paquet, il y a longtemps, un citoyen de Genêve (c'est mr Miquéli brevet de colonel suisse), qui s'en allait à Paris à petites journées; elle ne sçait point la demeure de son père. Je crois aussi que mesdlles Felix et de Vilgenou ont changé d'habitation; en un mot, on a écrit, celà est certain. (N.b. que la petite a écrit auparavant deux lettres à son père, à mr Corneille, directeur de la petite poste. Mais où? elle n'en sait rien.)

A présent, disons un petit mot du tripot.

Il est bien difficile que je change d'avis sur Adélaïde; je trouve une espèce de ridicule et de misère à mettre trois différents écritaux l'un après l'autre sur ma porte. Je penserai toujours qu'il n'est pas possible d'attribuer en France à un prince du sang, une action horrible, à moins qu'elle ne soit bien constatée, et qu'il n'est pas plus permis de supposer que les Anglais aient demandé à un de nos princes le sang de son frère. En un mot, après avoir lu attentivement l'une et l'autre pièce, je ne fais nulle comparaison, et je trouve le Duc de Foix moins mal écrit, et moins mal conduit qu'Adélaïde. La manière de juger ne dépend pas de nous; vous sçavez que c'est un acte involontaire et nécessaire; je ne peux voir que ce que je vois, et sentir que ce que je sens. Tant pis pour moi, si je sens, et si je vois mal.

Je suis encor plus infléxible sur l'idée de faire épouser Olimpie par Cassandre, sans qu'il la connaisse. Je trouve celà faible, commun, nullement tragique, incompatible avec mon plan. Je me sens la plus mortelle aversion pour cette tournure; ce n'est pas ma faute; je me donne à vous comme Dieu m'a fait.

Des préfaces à Zulime, vous en aurez, mes anges, et c'est à mon grand regrêt, car sans me flatter, Zulime est un Bajazet tout pur, sans qu'il y ait un Acomat. Je suis plus difficile que vous ne pensez. Figurez vous que quand j'envoiai Olimpie pour être jouée à Manheim, je faisais correction sur correction, changement sur changement, carton sur carton, vers sur vers, précisément comme autrefois j'allais donner à madlle des Mares des corrections par le trou de la serrure.

Donnez moi quelques jours de délai encor, car je n'ai pas le temps de me reconnaître; je vous l'ai déjà dit, vous ne me plaignez point; je suis vieux comme le temps, faible comme un roseau, accablé d'une douzaine de fardeaux. Figurez vous un ver à soye, qui s'enterre dans sa coque en filant; voilà mon état. Un peu de pitié, je vous prie.

Voilà un bien digne homme que Mr le Duc de Praslin! Je suis à ses pieds; je vois que son bon esprit a été convaincu par les raisons des avocats, et que son cœur a été touché. Mais quoi, cette affaire sera donc portée à tout le conseil, après avoir été jugée au bureau de Mr D'Aguesseau? Je n'entends rien aux rubriques du conseil. A propos de conseil, sçavez vous que je crois le mémoire de Mariette le meilleur de tous pour instruire les juges? Les autres ont plus d'itos et de pathos, mais celui là va au fait plus judiciairement, en un mot, tous les trois sont fort bons; il y en a encor un quatrième que je n'ai pas vu.

Voicy bien autre chose. Je marie mademoiselle Corneille, non pas à un demi philosophe dégoûté du service, mal avec ses parents, avec luy même et chargé de dettes, mais à un jeune cornette de dragons, gentilhomme très aimable, de mœurs charmantes, d'une très jolie figure, amoureux, aimé, assez riche. Nous sommes d'acord, et en un moment, et sans discussion, comme on arrange une partie de souper. Je garderai chez moy futur et future, je serai patriarche. Si vous nous aprouvez mes bons anges, vous savez qu'il faut, je ne sçais comment, le consentement des père et mère Corneille. Seriez vous assez adorables pour les envoier chercher et leur faire signer, nous consentons au mariage de Marie avec N. du Pui, cornette dans colonelle générale, et tout est dit.

Que dira Monsieur le duc de Pralin de cette négociation si promptement entamée et conclue? Il m'a donné de l'ardeur. Je pense qu'il conviendrait que sa majesté permit qu'on mît dans le contract qu'elle donne 8000ltà Marie en forme de dot et pour payement de ses souscriptions. Je tournerais cette clause, elle me parait agréable, cela fait un terrible effet en province. Le nom du roy dans un contract de mariage au mont Jura! figurez vous! et puis cette clause réparerait la petite vilenie de M. le contrôleur général. J'en écris deux mots à M. le duc de Choiseuil et à made la duchesse de Grammont. La petite est charmée, et le dit tout naivement. Elle ne pouvait pas soufrir notre demi philosophe. Au reste vous sentez bien que mariage arrêté n'est pas mariage fait, qu'il peut arriver des obstacles comme mort subite, ou autre accident, mais je crois l'affaire au rang des plus grandes probabilitez équivalentes à certitude.

Mes divins anges mettez tout cela à l'ombre de vos ailes.

N. b. hier il parut que les deux parties s'aimaient. Depuis ma lettre écrite j'ay signé les articles. Si nous avions le consentement de la petite poste je ferais le mariage demain. Ce n'est pas la peine de trainer, la vie est trop courte.