1763-01-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Mon ancien ami, vôtre jolie relation du mariage du jeune Dupuis, nous vient comme de cire, car figurez vous que nous marions madlle Corneille, dans quelques jours, à un jeune Dupuis, d'environ vingt trois ans et demi, cornette de dragons, possédant environ huit mille Livres de rente en fonds de terre à la porte de nôtre château, d'une figure très agréable, de mœurs charmantes, qui n'ont rien du dragon.
La différence entre ce Dupuis et celui de la comédie, c'est que le nôtre n'a point de père qui fasse des niches à ses enfans; c'est un orphelin; nous logeons chez nous l'orphelin et l'orpheline; ils s'aiment passionnément, celà me regaillardit, et n'empêche pourtant pas que je n'aye une grosse fluxion sur les yeux, et que je ne sois menacé de perdre la vue comme La Mothe.

Avouez, mon ancien ami, que la destinée de ce chifon d'enfant est singulière. Je voudrais que le bonhomme Pierre revint au monde pour être témoin de tout celà, et qu'il vit le bonhomme Voltaire menant à L'Eglise la seule personne qui reste de son nom. Je commente l'oncle, je marie la nièce; ce mariage est venu tout à propos pour me consoler de n'avoir plus à travailler sur des Cids, des Horaces, des Cinna, des Pompées, des Polyeuctes. J'en suis à Pertharite, ne vous déplaise; la commission est triste, et ce qui suit n'est pas trop ragoûtant; il fallait que Pierre eût le diable au corps pour faire imprimer tous ces détestables fatras. Madlle Corneille avec sa petite mine, a deux yeux noirs qui valent cent fois mieux que les douze dernières pièces de l'oncle Pierre. L'avez vous vue? la connaissez vous? C'est une enfant guaie, sensible, honnête, douce, le meilleur petit caractère du monde. Il est vrai qu'elle n'est pas encore parvenue à lire les pièces de son oncle, mais elle a déjà lu quelques romans; et puis vous savez comment l'esprit vient aux filles.

Adieu, mon cher et ancien ami, je vous embrasse le plus tendrement du monde.

V.