1758-11-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Antoine Jean Gabriel Le Bault.

Monsieur,

Quatre tonnaux de votre bon vin d'ordinaire sont ce qu'il me faut.
Je pense qu'on doit préférer une chère honnête de tous les jours, aux repas de parade. Ainsi monsieur puisque vous voulez bien que nous buvions de votre vin, pouriez vous avoir la bonté de m'en faire parvenir quatre tonnaux ou deux queuesà 360lt la queue, les deux queues ou les quatre tonnaux enfermez dans d'autres tonnaux pour prévenir les Suisses qui voudraient en tâter sur le chemin.

Je n'ay appris que depuis peu que M. de Murard conseille nos princes. Je voudrais qu'il conseillât tous les rois et leur fît faire la paix. Je vous remercie bien tendrement Monsieur de la bonté que vous avez d'écrire en ma faveur à Mr de Murard. Il n'est pas encor certain que ce soit Mgr le comte de la Marche qui reste possesseur de Gex, mais si dans ses partages cette terre luy demeure, il aura lâ un pays bien dépeuplé, bien misérable, sans industrie, sans ressource. Mon terrain est excellent, et cependant j'ay trouvé cent arpens apartenants à mes habitans, qui restent sans culture. Le fermier n'avait pas ensemencé la moitié de ses terres. Il y a sept ans que le curé n'a fait de mariages, et cependant on n'a point fait d'enfans parce que nous n'avons que des jésuites dans le voisinage et point de cordeliers. Geneve absorbe tout, engloutit tout. On ne connait point l'argent de France. Les malheureux ne comptent que par petits sous de Geneve, et n'en ont point. Voylà les déplorables suittes de la révocation de l'édit de Nantes. Mais une calamité bien plus funeste c'est la rapacité des fermes générales, et la rage des employez. Des infortunez qui ont àpeine de quoy manger un peu de pain noir sont arrétez tous les jours, dépouillez, emprisonnez pour avoir mis sur ce pain noir un peu de sel qu'ils ont acheté auprès de leurs chaumières. La moitié des habitans périt de misère, et l'autre pourit dans des cachots. Le cœur est déchiré quand on est témoin de tant de malheurs. Je n'achète la terre de Fernex que pour y faire un peu de bien. J'ay déjà la hardiesse d'y faire travailler quoyque je n'aye pas passé le contract. Ma compassion l'a emporté sur les formes. Le prince qui sera mon seigneur dominant devrait plustôt m'aider à tirer ses sujets de l'abime de la misère, que profiter du droit got et visigot des lods et ventes. Je suis persuadé monsieur que votre humanité et votre générosité me prêteront leurs secours, pour tâcher de changer en hommes utiles, des sujets qu'on a rendus des bêtes inutiles. Je serai toutte ma vie Monsieur, avec la plus respectueuse et la plus tendre reconnaissance

Votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire