18e fév: 1764, à Ferney
Monsieur,
Il n'y a que le bel état où mes yeux sont réduits qui m'ait pu priver du plaisir, et de l'honneur de vous répondre.
Je suis devenu à peu près aveugle; et je suis dans l'âge où l'on commence à perdre tout pièce à pièce; il faut savoir se soumettre aux ordres de la nature, nous ne sommes pas nés à d'autres conditions. Celà fait un peu de tort à notre Théâtre. Il n'y a point de rôle pour un vieux malade qui n'y voit goute, à moins que je ne joue celui de Tyresie. Je n'ai d'autre spectacle que celui des sottises et des folies de ma chère patrie; je lui ai bien de l'obligation, car sans celà ma vie serait assez insipide. Après avoir tâté un peu de tout, j'ai cru que la vie de Patriarche était la meilleure. J'ai soin de mes troupeaux comme ces bonnes gens, mais Dieu merci, je ne suis point errant comme eux, et je ne voudrais pour rien au monde mener la vie d'Abraham, qui s'en allait comme un grand nigaud, de Mésopotamie en Palestine, de Palestine en Egypte, de l'Egypte dans l'Arabie Pétrée, ou à pied, ou sur son âne, avec sa jeune et jolie petite femme, noire comme une taupe, âgée de quatrevingt ans, ou environ, et dont tous les rois ne manquaient pas d'être amoureux. J'aime mieux rester dans mon petit hermitage avec ma nièce et la petite famille que je me suis faitte.
Made Denis a dû vous dire, Monsieur, combien vôtre apparition nous a charmé dans nôtre retraitte; nous y avons vu des gens de toutes nations, mais personne qui nous ait inspiré tant d'attachement, et donné tant de regrêts. Daignez encor recevoir les miens, et agréer le respect avec lequel j'ai l'honneur d'être,
Monsieur
Vôtre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire