1766-03-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Philippe Fyot de La Marche.

Mon cher et respectable magistrat je ne vous écris jamais parce qu'ayant enterré ma vieillesse et mes maladies dans une retraitte profonde, je n'aurais eu à vous parler que de mon tendre attachement dont vous ne doutez pas.
Mais j'ay appris dans mes déserts que vous aviez été très malade il y a deux mois dans votre beau château de la Marche. Mr Dargental ne m'en avait rien dit. Le danger que vous avec couru rompt mon silence et me ranime. Je suis tout étonné d'être en vie, mais je veux que vous viviez. Je suis un peu votre aîné et je n'ay pas votre vigoureuse constitution. C'est à vous qu'il appartient d'étendre votre belle carrière. Je sçais que votre philosophie vous fait regarder la fin de la vie avec la résignation qui doit nous soumettre tous aux loix de la nature, mais enfin vous ne pouvez vous empêcher d'aimer une vie dans la quelle vous n'avez donné que des exemples de vertu.

Pour moy je crois avec votre ami Pondevele, qu'il faut s'amuser jusqu'au dernier moment. Avez vous encor vos artistes auprès de vous, et ce graveur dont j'ay oublié le nom et dont j'aimais les desseins malgré les dégoûtez de Paris qui n'en ont pas voulu? Je voudrais qu'à votre recommandation il me dessinât et me gravast une planche assez bizare destinée à un petit in octavo. Il s'agit de représenter trois aveugles qui cherchent à tâtons une âne qui s'enfuit. C'est l'emblème de tous les philosophes qui courent après la vérité. Je me tiens un des plus aveugles, et j'ay toujours couru après mon âne. C'est donc mon portrait que je vous demande. Ne me le refusez pas, et aimez toujours le plus vieux, le plus tendre et le plus respectueux de vos anciens camarades.

V.