à Ferney 14e 9bre 1763
Mon cher géant, si vous ne craignez pas le froid, vous êtes le plus heureux des hommes.
Les beaux climats sont ceux qui sont bien gouvernés. Je n'ose pas prendre la liberté d'écrire à Sa Majesté Impériale, la nouvelle Thalestris qui rendrait tous les Cirus bien petits s'il y avait des Cirus dans nôtre siècle. Je me mets à ses pieds. Je la remercie au nom de Pierre Corneille. Bientôt on la remerciera au nom du genre humain. Elle tient bien sa parole de donner un démenti à Jean Jaques Rousseau; un temps viendra où la Russie fera le sort du monde; il ne s'agit que de la bénédiction de Jacob, c'est à dire, d'avoir beaucoup d'enfans. Une nation qui peut aller par tout, et chez laquelle on ne peut guères entrer doit devenir l'arbitre du monde; mais en attendant, il faut se réjouïr. A quoi servirait d'être la plus grande souveraine de la terre si on n'avait pas un peu de plaisir. Je sçais bien que Thalestris me dira, mon plaisir est de travailler du soir au matin au bonheur de mes sujets. Je lui répondrai, Madame, c'est pour celà même qu'il faut que vous vous réjouissiez, car c'est un terrible fardeau que de faire continuellement le bonheur des autres, et je maintiens à vôtre sacrée Majesté Impériale qu'une souveraine qui gouverne par elle même, a besoin de délassement, comme on a besoin de dormir et de manger.
Si j'avais jeunesse et génie je vous ferais des Tragédies et des Comédies tous les trois mois; mais je suis vieux, je suis aveugle, je ne peux que prier Dieu que d'autres amusent vôtre Majesté tant qu'ils pouront. Faittes fleurir vos états, voiez les choses en grand et en détail; unissez la douceur avec la fermeté tant qu'il vous plaira, tout celà est fort bon. Tout le monde avoue que c'est là vôtre partage, mais les soirs d'hiver sont longs, et les spectacles sont très bien inventés pour faire passer le temps aux plus grandes Impératrices.
Il me parait, mon cher géant, que Vôtre auguste souveraine ne désaprouve pas ces maximes. Vous qui êtes assurément le plus grand acteur, ou du moins l'acteur le plus grand que nous eussions sur le théâtre de Ferney, déploiez tous vos talents pour amuser quelquefois celle qui répand la félicité sur environ deux mille lieues de païs. Vous sçavez que je n'en ait tout au plus qu'une lieue et demi, mais en vérité c'est assez pour un honnête homme.
Made Denis, la nièce de Pierre Corneille, son mari, sa sœur, tout ce qui est chez moi vous fait les plus tendres compliments.