à Ferney, le 28 févr[1763]
J'aimerais beaucoup mieux, monsieur, que vous m'eussiez fait l'honneur de m'envoyer votre ouvrage imprimé, plutôt que manuscrit.
Le public en jouirait déjà. Je crois très sincèrement que c'est un des meilleurs présents qu'on puisse lui faire.
J'ai été obligé de me faire lire presque tout votre mémoire, parce que je deviens un peu aveugle, à la suite d'une grande fluxion qui m'est tombée sur les yeux.
Je ne puis trop vous remercier, monsieur, de me donner un avant-goût de ce que vous destinez à la France. Pour former des enfants, vous commencez par former des hommes. Vous intitulez l'ouvrage: Essai d'un plan d'études pour les collèges; et moi je l'intitule: Instruction d'un homme d'état pour éclairer toutes les conditions. Je trouve toutes vos vues utiles. Que je vous sais bon gré, monsieur, de vouloir que ceux qui instruisent les enfants, en aient eux mêmes! Ils sentent certainement mieux que les célibataires comment il faut instruire l'enfance et la jeunesse. Je vous remercie de proscrire l'étude chez les laboureurs. Moi qui cultive la terre, je vous présente requête pour avoir des manœuvres, et non des clercs tonsurés. Envoyez moi surtout des frères ignorantins pour conduire mes charrues ou pour les y atteler. Je tâche de réparer sur la fin de ma vie, l'inutilité dont j'ai été au monde; j'expie mes vaines occupations en défrichant des terres qui n'avaient rien porté depuis des siècles. Il y a dans Paris trois ou quatre cents barbouilleurs de papier, aussi inutiles que moi, qui devraient bien faire la même pénitence.
Vous faites bien de l'honneur à Jean Jacques de réfuter son ridicule paradoxe qu'il faut exclure l'histoire de l'éducation des enfants; mais vous rendez bien justice à m. Clairaut, en recommandant ses éléments de géométrie, qui sont trop négligés par les maîtres, et qui mèneraient les enfants par la route que la nature a indiquée elle même. Il n'y aura point de père de famille qui ne regarde votre livre comme le meuble le plus nécessaire de sa maison, et il servira de règle à tous ceux qui se mêleront d'enseigner. Vous vous élevez partout au dessus de votre matière. Je ne sais pas pourquoi vous mettez le livre de m. Vatel au rang des livres nécessaires. Je n'avais regardé son livre que comme une copie assez médiocre, et vous me le ferez relire.
Je m'en tiens pour la religion à ce que vous dites avec l'abbé Gédouin, et même à ce que vous ne dites pas. La religion la plus simple et la plus sensiblement fondée sur la loi naturelle, est sans doute la meilleure.
Je vous rends compte, monsieur, avec autant de bonne foi que de reconnaissance, de l'impression que votre mémoire m'a faite. A présent que m'ordonnez vous? voulez vous que je vous renvoie le manuscrit? voulez vous me permettre qu'on l'imprime dans les pays étrangers? J'obéirai exactement à vos ordres. Votre confiance m'honore autant qu'elle m'est chère.
Je ne suis point du tout de votre avis sur le style. Je trouve qu'il est ce qu'il doit être, convenable à votre place et à la matière que vous traitez. Malheur à ceux qui cherchent des phrases et de l'esprit, et qui veulent éblouir par des épigrammes quand il faut être solide!
Ne mettez vous pas en titre les matières que vous avez mises en marge? Cela délasse les yeux et repose l'esprit.
Je suis bien faible, bien vieux, bien malade, mais je défie qu'on soit plus sensible à votre mérite que moi; je ne peux vous exprimer avec combien de respect et d'estime j'ai l'honneur d'être &c.