1761-04-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Élisabeth de Dompierre de Fontaine, marquise de Florian.

Puisque vous aimez la campagne, ma chère nièce, je vous envoie la petite épitre, adressée à votre sœur, sur l'agriculture.
Le droit de champart, et tous les droits seigneuriaux que vous avez ne sont pas si favorables à la poésie que la charrue et les moutons. Virgile a chanté les troupeaux et les abeilles, et n'a jamais parlé du droit de champart. Je vous ferai une épître pour vous confirmer dans le juste mépris que vous semblez avoir pour le tumulte et les inutilités de Paris, et dans votre heureux goût pour les douceurs de la retraite.

Il est vrai que Ferney est devenu un des séjours les plus riants de la terre. Je joins à l'agrément d'avoir un château d'une jolie structure, et celui d'avoir planté des jardins singuliers, le plaisir solide d'être utile au pays que j'ai choisi pour ma retraite. J'ai obtenu du conseil le dessèchement des marais qui infectaient la province, et qui y portaient la stérilité. J'ai fait défricher des bruyères immenses; en un mot j'ai mis en pratique toute la théorie de mon épître. Si vous ne venez pas voir cette terre qui doit vous appartenir un jour, je vous avertis que je viendrai bouleverser Ornoi, y planter, et y bâtir; car il faut que je me serve de la truelle ou de la plume.

Je joins à cette épître les lettres sur le roman de J. J. Elles sont fortes, mais il méritait pis. Ce valet de Diogène, qui s'est mis dans le tonneau de son maître pour aboyer contre notre nation, n'est digne d'aucun ménagement. On lui a fait même trop d'honneur de le tourner en ridicule. C'est un polisson orgueilleux, de qui d'ailleurs j'aurais à me plaindre personnellement si on pouvait s'abaisser jusqu'à se plaindre de lui. Figurez vous que du fond de son village d'où il outrage notre nation qui le nourrit, il fit une brigue à Genève pour empêcher les citoyens de jouer la comédie avec votre sœur, et qu'il m'écrivit à moi que je corrompais sa ville, que j'en altérais les mœurs pour prix de l'asile qu'elle m'a donné: comme si je me souciais d'adoucir la pédanterie des usuriers calvinistes de sa petite ville aussi ingrate que lui envers la France; comme si c'était un asile qu'une maison de campagne que j'ai achetée le triple de ce qu'elle vaut; comme si j'avais besoin d'un asile chez ses maîtres, moi qui ai une douzaine de ses maîtres pour vassaux.

Son roman est détestable; c'est encore là mon plus grand grief. M. de Chimènes a bien voulu que son nom parût à la fin des lettres qui écrasent cette rapsodie inconséquente. J'en suis fort aise. Ce Jean Jacques voyant que son roman ne réussissait pas, s'est avisé de faire le politique: il est tout aussi bon politique que bon romancier; sa brochure de la paix perpétuelle n'est qu'une nouvelle impertinence; et voici la réponse, encore de m. de Chimènes. Nous sommes Bertrand et Raton.

Autres nouvelles. Le Kain devait venir jouer la comédie avec nous à pâques; mais il m'a fallu communier sans jouer. J'ai édifié mes paroissiens au lieu de les amuser; et m. de Richelieu s'est avisé de mettre Le Kain en pénitence dans ce saint temps.

Je veux vous donner avis de tout. L'impératrice de Russie m'avait envoyé son portrait avec de gros diamants: le paquet a été volé sur la route. J'ai du moins une souveraine de deux mille lieues de pays dans mon parti; cela console des cris des polissons. Ma chère nièce, je fais encore plus de cas de votre amitié. Adieu: j'embrasse tout ce que vous aimez.