1761-04-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

Je suis le partisan de m. Diderot parce qu'à ses profondes connaissances il joint le mérite de ne vouloir point jouer le philosophe, et qu'il l'a toujours été assez pour ne pas sacrifier à d'infâmes préjugés qui déshonorent la raison.
Mais qu'un Jean Jacques, un valet de Diogène, crie du fond de son tonneau contre la comédie, après avoir fait des comédies (et même détestables); que ce polisson ait l'insolence de m'écrire que je corromps les mœurs de sa patrie; qu'il se donne l'air d'aimer sa patrie (qui se moque de lui); qu'enfin après avoir changé trois fois de religion, ce misérable fasse une brigue avec des prêtres sociniens de la ville de Genève pour empêcher le peu de Genevois qui ont des talents, de venir les exercer dans ma maison (laquelle n'est pas dans le petit territoire de Genève); tous ces traits rassemblés forment le portrait du fou le plus méprisable que j'aie jamais connu. M. le mis de Ximenès a daigné s'abaisser jusqu'à couvrir de ridicule son ennuyeux et impertinent roman. Ce roman est un libelle fort plat contre la nation qui donne à l'auteur de quoi vivre; et ceux qui ont traité les quatre jolies lettres de m. de Ximenès de libelle, ont extravagué. Un homme de condition est au moins en droit de réprimer l'insolence d'un J. J. qui imprime qu' il y a vingt à parier contre un que tout gentilhomme descend d'un fripon.

Voilà, mon cher monsieur, ce que je pense hautement, et ce que je vous prie de dire à m. Diderot. Il ne doit pas être à se repentir d'avoir apostrophé ce pauvre homme comme grand homme, et de s'être écrié: ô Rousseau! dans un dictionnaire. Il se trouve à fin de compte que ô Rousseau! ne signifie que ô insensé! Il faut connaître ses gens avant de leur prodiguer des louanges. J'écris tout ceci pour vous.