A Ferney, 13 d'auguste [1760]
Vous êtes assurément, mon divin Protagoras, un des plus salés philosophes que je connaisse; vous devriez bien honorer de quelques pincées de votre sel cette troupe de polissons hypocrites, qui veut tantôt être sérieuse et tantôt plaisante, et qui n'est jamais que ridicule.
Si on ne peut avoir l'aréopage de son côté, il faut avoir les rieurs, et il me paraît qu'ils sont pour nous.
Sans doute, il faut se réunir avec Duclos, et même avec Mairan, quoiqu'il se soit plaint autrefois amèrement d'être contrefait par vous en perfection; il faut qu'on puisse couvrir tous les philosophes d'un manteau; marchez, je vous en conjure, en bataillon serré. Je suis enivré de l'idée de mettre Diderot à l'académie; ou je me trompe, ou vous avez une belle ouverture. L'académie travaille à son dictionnaire, et y fait entrer tous les termes des arts. On dira au roi qu'on ne peut achever ce dictionnaire sans Diderot; cela pourra exciter une petite guerre civile; et à votre avis, la guerre civile n'est elle pas fort amusante? Après avoir fait entrer Diderot, je prétends qu'on fasse entrer l'abbé Mords-les. Il ne se passait pas de jour de poste que je n'écrivisse pour cet abbé, que je n'ai pas l'honneur de connaître; mais j'aime passionnément mes frères en Belzébuth. Je crois, entre nous, que m. d'Argental a fait déterminer le temps de sa captivité en Babylone, et qu'il a beaucoup plus servi que Jean Jacques à délivrer notre frère.
J'ai lu mon Commercium epistolicum que Charles Palissot a fait imprimer. Je ne sais pas si un bon chrétien comme lui, qui se respecte et qui observe toutes les bienséances, est en droit d'imprimer les lettres qu'on lui écrit. Il a poussé la délicatesse jusqu'à altérer le texte en plusieurs endroits; mais il en reste encore assez pour que le public ait quelques reproches à lui faire sur sa conduite et sur ses œuvres. Il me semble qu'il s'est fait son procès lui même: le pis de la chose, c'est qu'il croit sa pièce bonne, parce qu'elle n'est pas absolument mal écrite; il ne sait pas encore qu'il faut être ou plaisant ou intéressant.
On m'a parlé d'une lettre au vieux Stentor-Astruc, qu'on dit qui fait crever de rire; j'espère que le fidèle Thiriot me l'enverra. Adieu, mon grand et charmant philosophe; quoique j'aie dit à Palissot que vous m'écrivez quelquefois des lettres de lacédémonien, je voudrais que vous fussiez avec moi le plus diffus de tous les hommes.
Il faut que vous me fassiez un plaisir essentiel; je veux finir ma vie par le supplice que demandait Arlequin; il voulait mourir de rire. Engagez l'ami Thiriot ou le prêtre de Baal, Mords-les, à me donner les éclaircissements suivants que je demande.
Quelques anecdotes vraies sur Gauchat et Chaumeix, quels sont leurs ouvrages, le nom de leurs libraires; le catalogue des œuvres de l'évêque du Puy Pompignan, en recommandant à l'ami Thiriot de m'envoyer la Réconciliation de la piété et de l'esprit, le nom de la m…..nommée par l'archevêque pour directrice de l'hôpital, le nom du magistrat qui a le plus protégé en dernier lieu les convulsionnaires, le nom du révérend père jésuite du collège de Louis le grand, qui passe pour aimer le plus tendrement la jeunesse. J'attends ces utiles mémoires pour mettre au net une Dunciade; cela m'amuse plus que Pierre le grand. J'aime mieux les ridicules que les héros. Le Conte du tonneau a fait plus de mal à l'église romaine que Henri VIII.
Luc périra. C'est bien dommage que Luc ait voulu faire le roi; il ne devait faire que le philosophe.
Je viens de lire le passage d'un jacobin; le voici: 'Le prêtre qui célèbre fait beaucoup plus que dieu n'a fait; car celui-ci travailla pendant sept jours à faire des ouvrages de boue; l'autre engendre dieu même, la cause des causes, &c.' Ce passage est de frère Alain de la Roche, in Tractu de dignitate sacerdotum. L'abbé Mords-les devrait bien déférer ce jacobin à nosseigneurs de la classe du parlement.