1764-12-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je commence, mon cher ange, et je dois commencer toutes mes lettres par le mot de reconnaissance. Nous vous demandons en grâce mad. Denis et moi de répéter à m. le duc de Praslin ce mot qui est gravé dans nos cœurs pour vous et pour lui. Tandis que vous prenez des mesures politiques avec le tripot de la comédie, il y a vraiment de belles querelles dans le tripot de Geneve.

Quelques conseillers ont voulu que je vous en prévinsse, comptant que dans l'occasion vous serez leur médiateur auprès de m. le duc de Praslin. M. Crommelin doit vous en parler, mais je ne crois pas que la querelle devienne jamais assez violente pour que la France s'en mêle; le fond en est excessivement ridicule. Permettez moi de vous ennuyer en vous disant de quoi il s'agit.

La république de Genève est un petit état moitié démo moitié aristocratique. Le conseil du peuple qu'on appelle le conseil des quinze cents est en droit de destituer les premiers magistrats qu'on appelle syndics. Jean Jacques Rousseau (afin que vous le sachiez) était du conseil des quinze Cents; les magistrats qui exercent la justice s'étant divertis à faire brûler les livres de J. J., J. J. du haut de sa montagne, ou du fond de sa vallée excita les chefs de la populace à demander raison aux magistrats de l'insolence qu'ils avaient eue d'incendier les pensées d'un bourgeois de Geneve. Ils allèrent deux à deux au nombre d'environ six cents représenter l'énormité du cas; et J. J. ne manqua pas de leur faire dire que si on rôtissait les écrits d'un Genevois, il était bien triste qu'on n'en fît pas autant à ceux d'un Français. Un magistrat vint me demander poliment la permission de brûler un certain portatif. Je lui dis que ses confrères étaient bien les maîtres pourvu qu'ils ne brûlassent pas ma personne, et que je ne prenais nul intérêt à aucun portatif.

Pendant ce temps J. J. faisait imprimer dans Amsterdam un gros livre bien ennuyeux pour toutes les monarchies, et qui ne peut guère être lu que par des Genevois; cela s'appelle les lettres de la montagne. Il y souffle le feu de la discorde, il excite tous les petits ordres de ce petit état les uns contre les autres, et à la première lecture on a cru qu'il y aurait une guerre civile; pour moi je crois qu'il n'y aura rien, et que le tocsin de Rousseau ne fera pas un bruit dangereux. S'il y a quelques coups de poing donnés je ne manquerai pas de vous en avertir, soit pour vous amuser, soit pour vous prier d'engager m. le duc de Praslin à mettre le hola.

Je ne sais quel ministre de je ne sais quelle puissance ou quelle faiblesse chrétienne à la porte ottomane demanda un jour audience au grand vizir, pour lui apprendre que les troupes de son maître avaient battu les troupes d'un autre prince chrétien. Que m'importe, lui dit le vizir, que le chien ait mordu le porc, ou que le porc ait mordu le chien?

Vous ne serez point le vizir dans une occasion pareille, vous serez un médiateur bienfaisant.

Si m. Cromelin vous parle de toutes ces tracasseries, je vous prie de lui dire que je vous en avais parlé comme je le devais.

Mad. Dargental m'inquiète beaucoup plus que Genève; je ne sais rien de pis que de n'avoir point de santé; ma mie Fournier n'a-t-elle pas d'elle un soin extrême?

Respect et tendresse.